Introduction au texte de la chanson "Le Feu de Dieu"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

La guerre froide s'est installée entre les anciens alliés de l'Est et d'Ouest. La méfiance règne. Il est vrai que Staline a sombré dans la mégalomanie et qu'il fait trembler, avec ses sujets, toute la planète. L'anticommunisme-alibi, déjà solide, se renforce, va tourner, avec McCarthy, à l'hystérie la plus dangereuse. C'est le grand départ de la course aux armements. Les budgets militaires enflent monstrueusement. La science s'en mêle, fignole et perfectionne les engins de mort. On va à grands pas vers un retour à l'âge des cavernes. La caste infantile mais toujours puissante des militaires fait pression sur les gouvernements qui jouent avec le feu.

LE FEU DE DIEU

A cent millions d'années lumière,
Dieu quittant par un très beau soir
Sa vieille galaxie familière
Entra dans la nôtre un peu noir;
L'éther lui montait à la tête.
Des cailloux jonchaient son chemin:
Constellation, soleils, planètes.
Il en prit un p'tit dans la main,
Humide et froid, rond comme un' pomme,
C'était, il pouvait s'en douter,
C'était nous, la terre des hommes,
Un peu de boue en vérité.

Or là-dedans des femmes
Accouchaient chaque jour
De beaux enfants pleins d'âme
Destinés à l'amour,
Mais que certains stratèges
Et leurs états-majors
Dès la fin du collège
Destinaient à la mort!
Sur les champs de bataille
Corée, Vietnam, Algérie, Congo,
Bombes, couteaux, mitraille,
Du cadavre à gogo…
Ainsi au grand problème
Des excédents de population,
Ce merveilleux système
Offrait une solution.

Refrain
Jouez pas avec les planètes
C'est bête, c'est bête!
Faut pas jouer avec le feu,
Bon Dieu, d' bon Dieu!

Or Dieu examinant, perplexe,
La boule ronde pour y voir
Y voyait des personnes du sexe
Par milliers quittant leurs bas noirs,
Leurs gaines et leurs chemis's légères.
Pour déguster sous un amant,
Les joies troubles de l'adultère
En ce moment, précisément.
Il voyait dans un vernissage
Dans le même instant, Picasso,
Las de ses pinceaux d'un autre âge
Lancer la peinture au lasso!

Et dans la boule humide
La pédal' oh! Pardon,
Messieurs, suivez le guide,
Montait ses Corydons.
L'ONU pour se distraire
Pratiquait, loin du bal,
Ô plaisir solitaire,
L'onunisme intégral.
Cett' pratique insensée
Expliquait à merveill' chez les gens
Le vid' de la pensée
Et le ramolliss'ment!
Les guerriers atomiques
Songaient à sauver l'humanité
Du virus bolchévique
En la faisant sauter.

Refrain
Jouez pas avec les planètes
C'est bête, c'est bête!
Faut pas jouer avec le feu,
Bon Dieu, d' bon Dieu!

"Quel drôle de petit grain de sable!"
Murmurait Dieu, lorsque soudain,
Chose vraiment inexplicable,
Le caillou fondit dans sa main.
Plus rien, qu'un amas de poussière!
– J'y ai vu qu' du feu! – s'écria Dieu,
C'est le cas d' dir, car, par-derrière,
Dans la boul' rond' un fou furieux,
Jouant avec des allumettes
Avait foutu le feu partout,
Faisant éclater la planète
Et tout le fourbi, d'un seul coup!

Cett' poussière impalpable
C'était Paris, Moscou,
Jolis châteaux de sable,
Rome et New-York itou.
Concorde et Cannebière,
Forêt-Noire et Mont-Blanc…
Alpes et Cordillière,
Les Schmidt et les Durand,
La Ruhr, la Sibérie,
Ford avec la General Motors,
L'art et la poésie,
L'or et ses coffres-forts,
Les géants de la route,
Les Trois Grands et le Français moyen,
Les p'tits Suiss's et sans doute
Les nabots et les nains.

Refrain
Jouez pas avec les planètes
C'est bête, c'est bête!
Faut pas jouer avec le feu,
Bon Dieu, d' bon Dieu!

Tous les palais, tout's les usines,
Hollywood et Frank Sinatra,
Tous les calculs, tout's les combin's
Finis! Bouclés! Nec plus ultra.
La Femme aussi, source de vie,
Dans un délicieux flacon.
Fini, la grâce, le génie
Et fini bien sûr tous les…. Non!
–  Bon! Bon! – fit Dieu. Sa main divine
Au-dessus des constellations
Répandit en poussière fine
L'œuf de la civilisation.

Dans un profond silence,
Avec un air mourant,
L'Existence et l'Essence
Se regardaient, l'œil blanc.
Alors Dieu, sans les hommes,
Se sentit vieux, très vieux.
 – J'avais, dit-il, en somme
De grands espoirs en eux,
Mais la bêtise humaine,
Oui, bien plus que l'orgueil et l'argent,
Tenant en mains les rênes
De leurs gouvernements,
Précipita leur chute.
"Ah! M'en voilà bien débarrassé!
Mais j'attendrai, minute!
Avant d' recommencer!"

Refrain
Jouez pas avec les planètes
C'est bête, c'est bête!
Faut pas jouer avec le feu,
Bon Dieu, d' bon Dieu!

Gordes, août 1950
© Fondation Jean Villard-Gilles