Introduction au texte de la chanson "Dialogue en Provence"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

1947. Edith et Gilles reçoivent à Paris au Théâtre de l'Atelier un accueil délirant de la part du Tout-Paris qui est venu leur témoigner sa reconnaissance pour leur fidélité dans les temps difficiles. Hélas, un an plus tard, Edith meurt, emportée par une mystérieuse maladie. Tout un peuple, avec moi, pleure cette merveilleuse artiste. Je suis accablé. Je n'ai plus envie d'écrire, encore moins de chanter. D'ailleurs, tout est triste et l'Europe malade a de la peine à se remettre debout. Les USA lui tendent une main secourable, avec le Plan Marshall. Mais le dieu Dollar n'a pas la main légère. Du haut de ses coffres-forts, il donne volontiers des leçons de morale. Un beau sujet de chanson. Il faut bien que je m'y remette. C'est mon métier, c'est ma vie, et j'ai trouvé un nouveau partenaire, Albert Urfer, dont les talents de pianiste et de chanteur s'affirmeront de jour en jour.

DIALOGUE EN PROVENCE

C'était quelque part en Provence,
À l'ombre sous les tamaris,
Nous cultivions notre indolence
En l'arrosant de vrai pastis.
Un soir, d'une bagnol' synthétique,
Surgit un monsieur fortuné,
Produit parfait de l'Amérique,
Correct, cordial, déterminé,
Qui s' présenta, l'air protecteur,
Henry-John Goodman, sénateur!

Il était grand, il était blond,
L'esprit un peu bas du plafond,
Il était né dans les bas-fonds
D'un' de ces villes
À l'ouest – un vrai désert d'ennui –
Labouré de camions, la nuit,
Dans cette odeur qui vous poursuit
De graisse et d'huile.
Il avait fait tous les boulots:
Boxeur, gangster, marchand d' journaux,
Cireur, débardeur, mécano,
Mais un coup d' chance
L'avait projeté par hasard
Dans le grand circuit du dollar
Où il avait pris de l'avance,
Un beau départ!

Il avait la gueul' carnassière,
La bouch' minc', le regard glacé,
Mas le pastis rompt les barrières,
Surtout bien frais et bien tassé.
Au troisième, il devint lyrique
Et nous exposa, doctoral,
Comment la très jeune Amérique
Voyait l'Europe en général.
Tout en tirant sur son brésil
Il parla d'un accent viril:

"Sans l'appui des Etats-Unis
Que Dieu Tout-Puissant a bénis,
La vieill' Europe c'était fini.
Rien que des ruines!
Nous voulions avec nos dollars
Sauver – avant qu'il soit trop tard –
Pour nous ce musée des beaux-arts
Et ses vitrines,
En remplaçant très rapid'ment
Le rideau d' fer évidemment
Par not' merveilleux mur d'argent
Dont l'ombre immense
A protégé, c'est sa mission,
Nos idées, nos institutions,
Pour le grand bonheur de la France
Et des nations."

"Maintenant, il faut aller vite,
Nous tournons nos regards ailleurs,
Vers cette Arabie saoudite
Où règne un très puissant seigneur.
Honorant ce roi du pétrole,
Notre roi dollar illico
A repris la Sainte Parole:
"Béni soit Dieu et l'Aramco!
Dona nobis petroleum
Et uranium sempiternum!

Quant à la France, nous voilà,
Contre les hordes d'Attila,
Sur des flots de coca-cola,
Tous missionnaires.
Bible en main, pour lui apporter
Les lumièr's de la vérité,
Des princip's de moralité,
Des frigidaires,
Du cinéscop' pour l'illusion,
Des digests pour l'éducation,
Et du strip-teas' pour l'évasion.
Bref, pour conclure,
Vous recevrez avec excès
Pin—up girls et rapport Kinsey,
Tous les bienfaits de la culture,
Petits Français!"

A nos pieds la douce Provence
Dormait au creux du Contadour,
Mais dans ce lumineux silence
L'Américain parlait toujours.
Hélas! la voix un peu nasale
De Harry-John Goodman and Co,
Dans le vibrement des cigales,
Se perdait sans trouver d'écho.
Il se tut, mais entendait-il
Le vieux pays dire, subtil:

"Vois-tu, John, j'ai vécu mille ans.
Dix siècles, c'est beaucoup vraiment,
Avec des soucis, des tourments
Et de la gloire.
La folie, le plaisir, l'amour,
Le goût, l'honneur, l'esprit tout court,
L'humanisme encore et toujours,
C'est mon histoire!
Ton dieu Dollar n'a pas compris
Que nul ne peut payer le prix
De ces trésors, qu'on nomme Esprit,
Tendresse humaine,
Sauf-conduit pour l'éternité
Quand ce vieux monde aura sauté
Sous une bombe à l'hydrogène!
A ta santé!"

Gordes, mars 1949-1957
© Fondation Jean Villard-Gilles