Introduction au texte de la chanson "Ils Étaient Quatre-vingts Millions"

Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Orgueil, volonté de puissance! "Victoires aux ailes embrasées" où êtes-vous ? Bric-à-brac dérisoire, monceaux de ferraille rouillée; cendre et poussière. Comment un grand peuple en est-il arrivé là ?

ILS ÉTAIENT QUATRE-VINGTS MILLIONS

Ils étaient quatre-vingts millions,
De beaux gaillards, hommes et femmes,
Avec un cœur, avec une âme,
Des paysans sur leur sillon,

Des forgerons frappent l'enclume,
Des matelots au cabestan,
Des bûcherons et des marchands,
Des pêcheurs perdus dans la brume,

Des poètes et des acteurs,
Des savants, des chasseurs, des prêtres,
Des mineurs, des gardes champêtres,
Et beaucoup, beaucoup de docteurs…

Que chacun creuse son sillon!
Que chacun attise la flamme!
Enfants, vieillards, hommes et femmes,
Ils étaient quatre-vingts millions.

C'est un matin qu'il est venu
Avec sa drôle de musique.
Il avait l'air plutôt comique,
Seuls quelques-uns l'ont reconnu.

Il chantait un air sans mesure,
Aigre, méchant, pointu, perçant,
Un air qui vous tournait le sang,
Avec de lourdes fioritures.

Mais ceux qui entendaient cet ait
(par quel bizarre sortilège ?)
Étaient pris comme dans un piège,
Tout entiers, l'âme avec la chair.

Emportés dans un tourbillon,
Ils couraient vers l'homme aux musiques,
Ces quelques-uns, comme hystériques,
Parmi les quatre-vingts millions.

L'homme jouait toujours plus fort,
Ceux qui dormaient, ceux des églises,
Ceux qui comptaient leur marchandise,
Ceux qui menaient leur dur effort,

Tous s'arrêtaient, ouvraient leur porte,
Écoutaient l'air, puis, comme fous,
Comme possédés, lâchaient tout,
Et partaient en longues cohortes.

Il y en eut d'abord cinq cents,
Puis cinq mille, puis cinq cent mille,
Tout se vidait, les ports, les villes,
Les vallons, les forêts, les champs.

Ils formaient de longs bataillons
Qui couraient vers l'homme aux musiques.
Bientôt, sur la plaine gothique,
Ils furent quatre-vingts millions.

L'homme, alors, cria "en avant!"
Puis, changeant son air de musique,
Sur une cadence héroïque,
Se mit en marche lourdement.

Derrière lui, ce peuple en transe,
Ce peuple halluciné qui suit,
À travers les jours et les nuits….
Quatre-vingts millions qui s'avancent.

Écrasant l'herbe dans les champs,
Renversant forêts et murailles,
Avec ce feu dans leurs entrailles
Et reprenant ce même chant.

Comme des bœufs sous l'aiguillon,
Ils s'en allaient, soûls de musique,
D'une marche apocalyptique.
Ils étaient quatre-vingts millions…

Les fleuves sont couleur de sang,
Les artères du monde éclatent.
Ils vont comme des automates,
Broyant le faible et l'innocent.

Ils n'ont plus de cerveau, plus d'âme,
Ils avancent aveuglément,
Avec un lourd piétinement,
Derrière l'homme qu'ils acclament.

Le vide se fait auteur d'eux.
L'espace enfante de l'espace.
Il n'y a plus rien que la trace,
Dans l'air, de ce chant cafardeux.

La terre ouverte est vermillon,
C'est le sang du Christ qu'ils haîssent.
Mais, pour achever son supplice,
Ils sont, eux, quatre-vingts millions.

Ils vont vers quoi ? Qui peut savoir ?
La musique, avec sa cadence,
N'est plus qu'une âpre dissonance,
Sous un ciel de plus en plus noir.

Ils vont vers ces gouffres qui bâillent,
Remplis d'une éternelle nuit.
Le temps avec l'espoir a fui
Et la peur brûle leurs entrailles.

Ils s'enfoncent dans le néant,
Avec leur rêve de puissance.
Vers l'abîme et le grand silence,
Voici le dernier glissement…

Où sont tes sombres bataillons,
Conquérant, où sont tes victoires ?
Un peuple est sorti de l'histoire.
Ils étaient quatre-vingts millions…

Sanvico, août 1944
© Fondation Jean Villard-Gilles