Introduction au texte de la chanson "Paris 1945"

Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Enfin, les frontières se rouvrent. Courons à la recherche du temps perdu! Hélas! Que d'absences, que de silences… tous ces visages que nous ne reverrons plus… les autres creusés, marqués par les épreuves, les souffrances, les humiliations. Ah! retrouver Paris, le Paris de nos jeunes années! Le voici, encore exsangue, boutiques vides, façades meurtries, grisaille, rues où circule un peuple aux vêtements élimés, qui renaît lentement à la vie. Mais il y a s une sorte de bonheur dans l'air, timide, discret… et deux mois à peine après la délivrance, Paris, pour la première fois depuis cinq longues années, fête la liberté.

PARIS 1945

Que voulez-vous que je vous dise
Si je vous parle de Paris ?
Puis-je me flatter, sans méprise,
Comme Dupont d'avoir compris ?
"Marché noir, désordre, indolence",
Expliquait-il en revenant;
Puis il ajouta: "Pauvre France",
Elle n'a rien compris vraiment!"

Moi, j'ai laissé cet homme de raison,
J'avais besoin d'un plus vaste horizon.

J'ai revu Paris, son ciel tendre,
J'ai reconnu son visage éternel,
Ces cinq ans qu'il fallut attendre
Dans un si noir et si profond tunnel.
J'ai revu les quais de la Seine
Sous les feux mourant du soleil,
Dans la majesté souveraine
D'un beau soir de lilas et de miel.

La Cité, comme un beau navire,
Fendait le fleuve noblement.
Henri IV semblait sourire
Dans sa barbe de Vert Galant.
J'étais tout seul. Un grand silence
Régnait partout le long des quais déserts,
Sous un ciel de Poussin, si dense,
De tous ses ors mêlés qui vibraient dans l'éther.

Étrange soir. La Cité vide.
Rien que nous deux, le Roi et moi.
Mais devant le fleuve sans ride,
Le Roi fit entendre sa voix:
"Bien que tout te semble immobile
Et mort, dit-il, ne sens-tu pas
Le cœur de Paris, ma grand-ville,
Le cœur de mon Paris qui bat ?"

Il bat c'est vrai très faiblement encore,
Mais il battra de jour en jour plus fort.

Écoute Paris qui se lève,
Cœur palpitant, ivre de liberté,
Mais qui se demande: "Est-ce un rêve ?
Soleil couchant, est-ce bien sa clarté ?"
Comme le prisonnier s'étonne
Quand il retrouve sa maison,
Et le vieux pavé qui résonne,
Et le visage aimé des saisons.

Mais souvent, derrière la porte,
Nul ne répond, tout est absent,
Sauf cette odeur de feuilles mortes,
Et parfois, cette ombre de sang!
Il faut attendre, il faut comprendre;
Trop de fatigue après notre malheur
Nous a donné ce teint de cendre,
Mais le temps retrouvé nous rendra nos couleurs!

Le Roi me disait: "Patience!
Je connais ce peuple français.
France rime avec Espérance,
Tu l'as dit souvent je le sais.
Révolutions, guerres, tempêtes
Ont déferlé sur la Cité,
Qui n'a jamais perdu la tête
Même en perdant la Liberté."

Et c'est pourquoi nous verrons ses bouquets
Ressusciter le Quatorze Juillet.

J'ai revu Paris dans la joie
Un Paris pauvre, un petit peu fané;
Sans souliers fins ni bas de soie,
Mais le front haut et d'honneur couronné.
Il dansait au son des musiques
Avec son peuple, aux carrefours,
Fraternel et démocratique,
Ventre creux, mais le cœur plein d'amour!

Arbres, jets d'eau, femmes, terrasses;
Tournoiement lumineux du bal;
Bouquet de feu, bouquet de grâce;
Bonheur comme un léger cristal.
La nuit bleue, des amis fidèles,
Toutes ces voix qui disaient: "Mon chéri."
Le ciel plein de battements d'ailes,
Ce paysage humain, oui, c'était mon Paris!

Comano, août 1945
© Fondation Jean Villard-Gilles