Introduction au texte de la chanson "Le Petit Café-Tabac"

Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

(Ndlr: après la guerre). Alors, j'ai voulu tout revoir. Les Champs-Elysées, la rue Mouffetard, la rue Montorgueil, la rue Saint-Denis, la rue Lepic, rues chaudes, vivantes, où l'on sent battre comme nulle part ailleurs le cœur populaire… les petits bistrots dont le "zinc", où l'on fraternisait autour d'un blanc-cassis, a disparu, volé par l'occupant.

LE PETIT CAFÉ-TABAC

C'était un p'tit café-tabac
Qu'avait eu des hauts et bas,
Marie la gérante était chouette
Des grands yeux verts, des beaux ch'veux noirs.
Ça s' passait près des Abattoirs de la Villette!
Sur le zinc, à l'heur' d' l'apéro
Ell' vous troublait du vrai Pernod
D'une main langoureuse et blanche,
Son corps était si ravissant
Que tous les clients rêvaient d' s'en
Payer un' tranche!

Comme elle avait de la vertu
Elle nous disait: "Tur lu tu tu!
Doucement les gars! Bas les pattes!"
Et nous pour pas rester en l'air,
On s'en jetait viv'ment un
Derrièr' la cravate.
Y avait Ugène, un grand costaud
Avec des bras comm' des marteaux
Qu'aurait p'têt pu, mais la finette
Pensait: si je flanch', les aut's gars
Lâcheront tous mon café-tabac!
C'était pas bête!

Au mur, y'avait l' portrait d' Jaurès
Qu'était l'épée de Damoclès
Sur les bourgeois et leurs délices.
Ils l'ont tué, mais Damoclès
A passé l'épée à Thorez,
Le beau Maurice!
C'était le temps des Partagas,
Des Voltigeurs et des Ninas;
Son café, j'en pleur' quand j'y pense!
Le vin, les croissants croustillants,
Des propos légers, pétillants;
C'était la France!

Depuis lors, ça s'est bien gâté
Sont venus les reîtres bottés,
Aux figur's sans physionomie;
C'était peut-êtr' pir' que le Blitz
D'avoir chez soi ces gueul's de Fritz
Quell' cochon'rie!
Alors au p'tit café-tabac,
Plus de café, ni de tabac,
Plus rien nulle part, ni bidoche,
Ni vin, ni pain; l'horizon noir,
Rien que la faim, le désespoir,
Rien que du Boche!

Ces Messieurs ne venaient pas beaucoup
Chez la Marie discuter l' coup
Ils ne s'y sentaient pas à l'aise.
Ugène a dit: "Ces salopards
Faudrait s'en occuper dar' dar'
À la française!"
Ils l'ont fait. C'était un sal' truc,
Ça a fini à Ravensbruck!
Pas un n'a voulu s' mett' à table.
Marie là-bas elle a maigri
Ses ch'veux noirs sont dev'nus tout gris
Son teint de sable!

Délivrée enfin des S.S.
Elle a r'trouvé son tiroir-caisse.
Les gars ? cinq disparus sans traces.
Elle fait recrépir les murs
Avec un p'tit filet d'azur
Autour des glaces.
Ugène est rentré. Un coup d' vieux
Lui aussi. Elle a dit: "Dieu!"
Puis il y eut un grand silence.
Elle a fait un geste. Il a ri:
Ah! Non, maintenant c'est fini
La résistance!

Ell' pleurait: -  mes cheveux sont gris! -
Il a fait: . Bah! Les miens aussi.
Pour moi, t'es belle, ma p'tit' Marie,
Quand on s'aime, c'est toujours l' printemps."
On les a conduits, l' mois suivant
À la mairie.
À la noce, il y eut du bonheur.
Marie était bell' comm' un' fleur.
Tout fut exquis, le vin, la danse,
L'amitié; alors, ce soir-là,
J'ai r'trouvé au café-tabac
La douce France.

Port-Manech, juillet 1947
© Fondation Jean Villard-Gilles