Introduction au texte de la chanson "Le Cirque"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Le cabaret refusait du monde. Le consul général du IIIe Reich est venu en personne. Il n'a pas réagi, tant il était sûr d'une victoire qui réglerait tous les comptes, y compris celui de ce petit chansonnier vaudois aussi présomptueux qu'insolent.

Pourtant, ma chanson n'était encore qu'une anticipation. Il a fallu deux longues années pour écraser le monstre. Mais la censure n'a pas bronché. Merci. Et cela, malgré les protestations, auprès de nos autorités, des fascistes qui, eux, de plus en plus mal à l'aise dans leurs bottes, se vexaient.

En dépit de redressements spectaculaires, l'Axe a pris de sérieux coups dans l'aile. L'heure de la revanche approche. La Wehrmacht a trop présumé de ses forces. La tournée a duré trop longtemps. Le théâtre de la guerre était trop vaste. Au fond, c'était un cirque; un cirque de sang, comme chez les Romains. En 1944, il est au bord de la faillite.

 

LE CIRQUE

Dans un petit bourg tranquille,
Cahotant, brinquebalant,
Un tracteur automobile,
Est venu la veill' de l'An,
Avec trois roulottes bleues,
Place de la Liberté,
Tout ça, à la queue leu leu,
Dans un coin s'est arrêté.

Alors, sur une charpente
De grands mâts et de poteaux,
Le cirque a monté sa tente
Et posé son chapiteau.

Et à huit heures, exactement,
La musique attaqua gaiement.

(Fanfare)

Ça a fait un attroupement,
Puis il y eut un boniment,
Écouté attentivement:
Approchez, messieurs dames!
À seul' fin de savoir
L'exceptionnel programme
Que vous verrez ce soir!
Apprenez à la ronde
Que le cirqu' National
Est le plus p'tit du monde;
C'est déjà pas banal!
Pour un programm' de classe,
Qui va vous étonner,
Voyez le prix des places.
On peut l' dir': c'est donné!
Les meilleurs acrobates
Vous seront présentés.
Nous avons un cul-d'-jatte;
Le seul en vérité,
Dans son genre, capable
Du tripl' saut périlleux.
C'est un truc formidable!
Nous avons encor' mieux:
Unique dans l'histoire,
Le grand Guadalcano
Jongle avec les armoires,
Même avec les pianos!
Voici, produit d'un phoque
Et du fameux loup blanc,
Le célèbre loufoque
Qui fait rir' les enfants!
La merveille irlandaise,
Miss X, qui fait l' soleil,
Suspendue au trapèze
Par le seul gros orteil!
Un nain, Monsieur Joconde,
Qui bat tous les records:
C'est le plus grand nain du monde!
Et de plus en plus fort!
Voici notre écuyère
Edith, vingt-cinq kilos,
Tête en bas, pieds en l'air,
Sur un ch'val au galop!
Enfin, joie et délire
Des grands et des petits:
Trois quart d' heur' de fou rire
Avec les Fregotti,
Les seuls clowns, messieurs dames,
Je le dis à chacun,
Qui aient fait rire aux larmes
Le président Lebrun!

Approchez-vous, messieurs dames,
Le travail va commencer.
Venez voir notre programme
Allons les gosses, avancez!

N'hésitez pas. C'est une affaire!
Prenez vos places à l'instant.
Moitié prix pour les militaires,
Les Auvergnats et les enfants!

C'était le bon temps, mesdames,
Nous le regrettons, messieurs!
Mais, plus tard, je le proclame,
On crut qu'on pourrait fair' mieux.

Barnum vint; ce fut épique.
Et la reine de Saba,
Voyant ces splendeurs uniques,
En serait restée baba.

Mais notre siècle galope.
Un nouveau cirque bientôt,
Sur la place de l'Europe,
Vint planter son chapiteau.

Et en trent'-neuf, exactement!
La musique attaqua drôlement.

(Fanfare)

Ça a fait un attroupement,
Puis il y eut un boniment
Dit avec un étrange accent:

Approchez, messieurs dames,
Voici, herculéen,
Le merveilleux programme
Du cirque européen,
Qui parcourt l'hémisphère,
– Rome, Paris, Berlin –
Dirigé par les frères
Dodolph et Mussolin.
Nos plus brillants bipèdes,
Ceux du saut périlleux,
Ceux de la corde raide,
Et les homm's du milieu.
Visitez, je vous prie,
Les écuries d'Augias,
Le garçon d'écurie
A nom Charles Maurras!
Quant aux valets de piste,
Ce n'est pas du commun,
Mais des anciens artistes
En uniforme brun.
Le garçon des latrines
Est lui-même bien né,
De race oltramarine,
Il a nom Dieudonné!
Voici, poses plastiques,
Les deux sœurs Petacci.
Voici, champions nautiques,
Les plongeurs de Vichy;
Voici sur un piano
Le quintette vocal
De Brinon et Doriot,
Déat, Darnand, Laval.
Joseph, l'illusionniste,
Roi des escamoteurs!
Heinrich, le chef de piste,
Qui répand la terreur!
Hermann, roi des obèses,
Dans son costume blanc,
Ce champion du trapèze
S'enrichit en volant!
Enfin l'apothéose,
Gros triomphe à Berlin,
Voici nos virtuoses
Dodolph et Mussolin!
Le numéro comique
Le plus phénoménal,
En avant la musique,
Honneur à Carnaval!

C'est l'instant, car l'on commence!
Allons, mesdam's et messieurs,
Du silence! Du silence!
En arrière les factieux!

Allons, cher public, à la ronde!
C'est le moment d'en profiter.
Demain, on refus'ra du monde,
Et les prix seront augmentés!

Foule énorme, longue attente.
Bien que le cirque soit grand,
Pour pénétrer dans la tente
On doit fair' la queue longtemps…

On voit aux premières loges
De vieux académiciens.
On entendait des éloges:
C'est bien! C'est vraiment très bien!
Les directeurs, plein de joie,
Le bras levé, saluaient,
Cependant qu'au pas de l'oie
Le personnel accourait.

Et à huit heur's exactement
La musique attaquait fièr'ment.

(Fanfare)

Trois ans durant tout l' continent
Put écouter ce boniment.
Et puis… ça s' gâta subit'ment.

Au début, triomphale,
Notre tournée express
Se met à tourner mal
En plein URSS.
On sent, à Stalingrad,
Que l' public en a sec.
De notre mascarade,
C'est le premier échec!
Au bord de la Baltique,
Un Soviet de sous-off'
Jette à nos grands comiques
Cette injur': Mer d'Azov!
A Minsk, des Moscovites,
Au moment du final,
Nous envoient des pomm's cuites.
Ça va mal, ça va mal!
A Wilna, c'est des pierres!
A Lemberg, des rochers!
A Grodno, des carrières!
A Riga, des clochers!
La tournée d'Italie
Voit flancher Mussolin.
C'est, pour la comédie,
Un coup dur, c'est certain.
Pour comble de malchance
On apprend de Cherbourg
Que la tournée de France
Tourne au fiasco tout court.
Le grand patron s'agite.
La troupe est sous pression
Car ça pue la faillite
Et la liquidation!
Soudain le dompteur crie:
Qui a lâché les loups?
Tout le cirque en folie
Cherche à fuir n'importe où.
Dehors, la nuit tragique,
Pleine de guet-apens.
Dedans, c'est la panique.
On tire! Pan! Pan! Pan!
Ça hurle, ça s'écrase;
Le patron deviant fou.
Un gros ours du Caucase
Est sorti de son trou;
Sous son poids lourd tout craque.
Alors le chef hurlant
Fout l' feu à la baraque
Et retourne au néant!

Ouf! Enfin, messieurs, mesdames,
Effaçons ce noir passé.
Il faut un meilleur programme,
Si l'on veut recommencer.

Car sur une nouvelle piste,
Dans une nouvelle cité,
Nous attendons de vrais artistes,
Pleins d'honneur et d'humanité.

Sonvico, août 1944
© Fondation Jean Villard-Gilles