Introduction au texte de la chanson "Les Conquérants"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Il reviendra. Je n'en ai jamais douté. Les légions hitlériennes s'essoufflent; elles commencent à faire du surplace. Elles gèlent devant Stalingrad. A El-Alamein, elles grillent! Une gigantesque tenaille se referme sur elles irrésistiblement. L'espoir grandit. Nous sommes en 1943. Sur notre terre helvétique, nous sommes toujours intacts mais encerclés, à la merci d'une crise hystérique du Führer. La censure veille toujours. Tant pis, je fonce.

 

LES CONQUÉRANTS

Y avait une fois dans l'univers
Un peupl' avec des hommes de fer
Qu'avait besoin d'espac' et d'air
Et de victoires
C'était le caporal du Schnock
Avec le général Boboc
Qui commandaient les troup's de choc
C'est des typ's notoires
Mais eux plus forts que Bonapart'
Bouffaient les empir's comm' des tart's
Les tombaient comm' des châteaux de cartes
Fallait les voir
En cinq sec foutaient tout en l'air
C'était un ouragan de fer.
Y nommaient ça, ces militair's,
La guerre éclair.

Et tambour battant
Ra ta plan plan plan
Les beaux régiments
Marchaient en avant.
Les porte-bâtons,
Les porte-écussons,
Les porte-tromblons,
Les porte-canons,
Les minist' du cul't,
Les forces occult's,
Ceux des catapult's,
Les jeteurs d'insult's,
Les gardes du corps,
Les gueul's à ressort,
Les trompe-la-mort,
Et les rois du sport.

Les gars du milieu
Qu'allaient deux par deux;
Les semeurs d'effroi,
Qu'allaient trois par trois;
Les machin's à battr'
Qu'allaient quatr' par quatr';
Ceux des mitraillet's
Qu'allaient sept par sept;
Les typ's à barbouze
Qu'allaient douz' par douz';
Les Minenwerfer
Qu'allaient par derrièr';
Et puis par-dessus,
Crachant des obus,
Les tourelles volant's
Qu'allaient trent' par trent'.

Ha! La bell' promenade,
On est content, content comme tout,
Et vive la grenade
Qui fout le feu, le feu partout!

Soudain, v'là q' ça s' met à grincer,
Y avait plus moyen d'avancer,
Y avait quelque chose de coincé
Dans l'engrenage.
En avant! Gueulait le patron
L' soleil me tap' sur le citron…
C'est un' hont', c'est un affront,
Band' de sauvages!
Voilà l'ennemi qui rapplique
(Et ça se passait en Afrique,
Dans un coin plutôt désertiqu'.)
C'est bien dommage…
Comme il n'y avait qu' la marche arrièr',
Qui fonctionnait dans cette affair',
On a dû renvoyer, c'est clair,
La guerre éclair!

Alors le grand chef
A dit: c'est besef!
Puis des ordres brefs
À tous les sous-chefs:
L'a pas pétouillé,
L'a pas cafouillé,
L'a pas bafouillé,
L'a pas merdouillé:
A mon command'ment,
L'escadron volant,
D'mi-tour en avant,
Retraite en deux temps:
Les roulett's à feu,
En route au milieu,
Les hallebardiers?
Avec les mortiers;

Les bouch's à tonnerr'?
En vrac, par derrière.
Et le général
Piquait son cheval
En tirant des plans
Très époustouflants.
Y avait dans sa têt'
Tout l'art des retrait's
Et des trucs savants
Pour les décroch'ments.
C'était sa technique:
Défense élastique!
Et ses troup's d'élite
Filaient tellement vite
Que l'enn'mi fourbu
Les rattrapait plus.

Ah! La belle aventure
Les gars pensaient, contents comm' tout
Si on gard' cette allure,
C'est chouett', on s'ra bientôt chez nous!

Les journaux dans leurs commentair's
Disaient qu'au point de vue militair'
Cett' nouvell' façon de fair' la guerr'
C'était splendide.
Mais les troupes ayant regretté,
Vu ce d'mi-tour précipité,
De n'avoir pas pu visiter
Les Pyramides,
On leur fit savoir en haut lieu
Qu'en fait d' monuments y avait mieux,
Qu'ils en avaient eu sous les yeux
De moins sordides:
Le Pèr' Lachais', la Tour Eiffel,
Le joli dôme à Dufayel,
Et surtout, très sensationnel,
Cécil' Sorel!

En somm', les Arbis,
C'est comm' les Rousskis,
C'est p'têt' amusant
Mais par pour longtemps.
Les porte-fusils
Disaient: ça suffit!
Les porte-canons
En avaient plein l' tronc!
Les porte flambeaux eux,
C'était plein l' dos!
Et les porte obus,
Eux, c'était plein l' c..!
Aussi vivement
L'arrière en avant
Ils battaient en retrait'
D'une façon si parfaite!

Si bien qu'un beau jour
Les voilà d' retour
Ont trouvé des ruines
Plus bell' que Messine
Leurs maisons détruites
Et leurs femmes en fuite.
Et puis (ça c'est dur),
Un' pil' de factures.
Payer les transports,
Payer pour les morts,
Et payer, hélas
Surtout pour la casse.

Comme moralité
Citons l' père Ubu:
Il faut pas péter
Plus haut que…
Son… nez!

Ah! La jolie déroute
Au fond des Enfers, Attila
A dit: moi, c' qui m' dégoût'
C'est d'être avec ces salauds-là.

Les gens comm' dans un rêve
Disaient ha! C' qu'on est bien chez soi,
Plus d' guerre et plus d' relève,
Du moins jusqu'à la prochaine fois!

Comano, juillet 1943
© Fondation Jean Villard-Gilles