Introduction au texte de la chanson "La Terrasse des Lilas"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Comment ne pas évoquer les beaux jours paisibles de Paris, les causeries amicales aux terrasses ouvertes sur tant d'inoubliables perspectives; à cette terrasse, particulièrement, où tant de poètes avaient rêvé, aujourd'hui si lointaine, si perdue…

 

LA TERRASSE DES LILAS

Il est des lieux sur cette terre
Où l'on se sent vraiment chez soi,
La vie y semble plus légère,
On y est plus heureux qu'un roi.
Ce qu'ils offrent à notre vue,
Ce n'est pas un vaste horizon
Mais tout simplement une rue,
Un peu de ciel sur des maisons.
J'en connais un, qui dans l'espace
Est bien loin maintenant, de moi.
Un café avec sa terrasse,
Mais quand je veux, je le revois.

C'était dans un coin de Paris,
Un coin de Paris qui sourit,
Un café avec sa terrasse
À Montparnasse.
C'est à l'enseigne des lilas.
Des lilas y en avait pas,
Mais leur nom était resté là,
En souvenir, sans tralala.
Son café, vous en souvient-il?
Avec son arôme subtil
Faisait tenir tout le Brésil
Dans votre tasse.
Le patron était Alsacien,
Le garçon était Vénitien,
Mais malgré tout ça,
C'était bien un café parisien.

J'aimais à l'heure apéritive
M'y asseoir aux premiers beaux jours
Pour embrasser les perspectives
De ce merveilleux carrefour.
J'y observais l'Observatoire
Et Bullier, souvenir d'un bal.
Et le pavé chargé d'histoire
Du boulevard de Port-Royal.
Un kiosque à journaux sans mystère
Fleurissait sur le terre-plein
Près de ce temple nécessaire
Hommage au fameux Vespasien.

C'était un café de Paris
Entre mille, joli, fleuri,
Avec son bar et sa terrasse
À Montparnasse.
Au cœur de ce beau carrefour
Où saint Michel et Luxembourg
Avaient rendez-vous tour à tour
Avec l'étude, avec l'amour.
On y rencontrait des acteurs,
Des poètes, des percepteurs,
Jamais, jamais de dictateurs
Buveurs d'espace.
Et l'on fumait du caporal
Sous la statue d'un général.
Était-il, je m'en souviens mal,
À pied ou à cheval?

Le crépuscule sur la ville
Traînait sa robe de lilas,
Un vieux monsieur lisait Virgile
En dégustant un marsala.
De jeunes femmes odorantes
Offraient leurs visages cruels
À cette lumière expirante
Un reflet attardé du ciel.
Et des hommes avec ces femmes
Échangeaient de subtils propos
Sur l'immortalité de l'âme,
Ou le chic exquis d'un chapeau.

C'était un café de Paris,
Une voix disait: Mon chéri!
L'amour aussi avait sa place
À la terrasse.
On saluait des gens très bien
Que l'autobus des Gobelins
Vous déversait comme un trop-plein
Sur ce rond-point si cartésien.
Des amis venaient, excellents. Hélas!
Où sont-ils à présent?
Alors dans le jour finissant
Du Val de Grâce,
Des frondaisons du Luxembourg,
Des vieilles pierres du faubourg,
Pour notre Paris de toujours,
Montait un chant d'amour.

(parlé)
Il est venu de lourds soldats
Qui ont écrasé tout cela,
Ah! Dites-nous qu'il reviendra
Le beau temps des lilas!

Comano, août 1943
© Fondation Jean Villard-Gilles