Introduction au texte de la chanson "Les Napus"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

(Ndlr: A la suite du texte "La Grande Nuit du Diable") Pas encore, hélas! Il faudra le réveil des Russes, des Américains, après Pearl Harbour, pour qu'une faible lueur d'espoir s'allume à cet horizon de ténèbres. La peste totalitaire s'est répandue partout, dans tous les continents, sur les mers, sous le ciel. Elle semble invincible. En 1942, le débarquement des Alliés en Afrique du Nord provoque l'occupation de toute la France.

Et nous, dans notre petite Suisse, encore intacte, mais complètement encerclée, qu'allons-nous devenir? Il y a de quoi trembler. Le moral est bas.

Que peut dire et faire, dans son petit cabaret vaudois, à l'enseigne du Coup de Soleil, un chansonnier qui, en dépit de tous les démentis que l'événement lui inflige chaque jour, s'obstine à croire à la revanche de l'esprit sur la bête, à la libération des peuples asservis, au triomphe de la liberté?

La censure veillait. Il fallait ruser avec elle. Si l'on ne pouvait presque rien dire, le peu qu'on laissait échapper, la plus petite allusion, étaient ressentis profondément par un public qui venait chez moi pour respirer et chercher un peu d'espoir.


LES NAPUS

Quand Bébé, d'une pipe en terre,
Souffle des bulles de savon,
Il les voit, irisées, légères,
Monter, immatérielles sphères,
Tout doucement vers le plafond.
C'est joli, c'est comme un miracle,
Que Bébé suit d'un œil ému.
Soudain, quelque invisible obstacle,
Met fin au ravissant spectacle:
Évanoui, parti, fondu!
Et Bébé s'écrie, éperdu:
Napus!

Il n'y en a plus! Sa pensée,
Bébé l'exprime en raccourci.
J'aime les formes condensées;
Il semble qu'à peine énoncée,
La chose soit plus nette ainsi.
Napus: le rêve qui s'envole;
Le beau nuage qui n'est plus,
Chassé par le souffle d' Éole;
Le sillage de la gondole;
Un visage à peine entrevu;
Tous les beaux songes disparus…
Napus!

De ce mot nouveau que je garde
On peut définir désormais,
Dans ce siècle qui se lézarde,
D'une culture, hélas, bâtarde,
Toutes les choses qu'on aimait.
Napus: blé d'or, blanche farine,
Café parfumé, vins, grands crus.
Thé blond qui vous venait de Chine,
À travers la vague marine,
Drap fin dont nous étions vêtus
– Ô toison des moutons crépus! –
Napus!

Les Napus aujourd'hui sont foule.
Si nous jouons encore longtemps
Au jeu de massacre où s'écroulent,
Dans une Europe à moitié soûle,
Tous les trésors de l'Occident,
À nos enfants, pleins d'innocence,
Qui demanderont, ingénus:
"Qu'est-c' que c'était la science,
La charité, l'indépendance?"
Nous dirons, de dégoût repus:
"Tout cela nous l'avons perdu.
Napus!"

Napus: la joie, la vie pépère,
Le bonheur et l'honneur, Napus!
Le plaisir d'aller boire un verre,
De passer gaiement des frontières,
Tout ça, petits, c'est des Napus!
Nous avons, dans l'affreux grabuge,
Sous les bombes et obus,
Foutu en l'air – que Dieu nous juge!
¬– Tout ce que, depuis le déluge,
L'homme avait fait, non sans vertu,
Mais, maintenant, c'est bien foutu…
Napus!

Napus! Pour quelques tristes sires
Affolés de gloire et d'orgueil,
Qui ont, dans leur sanglant délire,
Rêvé de bâtir des empires
Et n'ont peuplé que des cercueils!
Eux aussi ne sont que poussière.
Un jour, ces tyrans révolus
Voltigeront de leur tanière,
Dans un ouragan de colère,
Un cyclon' de coups d'pied au cul,
Dans la marmite à Belzébuth…
Napus!

Lugano, août 1941
© Fondation Jean Villard-Gilles