Introduction au texte de la chanson "Quatorze Juillet"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

La France envahie, c'est pour nous la dernière porte qui se ferme sur le monde.

Liberté! Liberté chérie, que va-t-on faire de toi?

C'est alors qu'avec Edith, ma nouvelle et merveilleuse partenaire, je lance une chanson jaillie presque d'un seul mouvement de mon cœur. Une chanson sur la liberté, vue à travers le Paris des belles années de ma jeunesse, un Paris joyeux, fraternel, dansant à tous les carrefours, une chanson qui, dans l'atmosphère étouffante de cet automne 1942, a fait verser bien des larmes. (Vous en souvenez-vous encore, cher Marcel Pagnol, qui assistiez à cette première?)

 

QUATORZE JUILLET

Ce soir, en moi,
Quelle est donc cette voix,
Lancinante et mélancolique,
Qui, sur un rythme à trois temps,
Me prend et me surprend
Et me dit en chantant:
"Rappelle-toi
Les beaux jours d'autrefois,
Le plaisir et les folles musiques!
Sur le boulevard fleuri,
Joyeux charivari,
La gaieté de Paris!"

C'était le Quatorze Juillet,
Ô Paris que j'aimais,
Tu tournais en cadence,
Partout, de l'Étoile aux faubourgs,
Sous les feux de la Tour,
Dans un élan d'amour.
Toute la ville était à nous,
La chaussée et ses clous
Faisait place à la danse,
Et même l'agent de planton
Rengainait son bâton
Pour danser le boston.
Et de Montmartre à Montparno,
Comme des gais moineaux,
Sans souci de la vie,
Nous goûtions, dans la chaleur,
Sous les lampions en fleurs,
Le climat du bonheur,
Léger, subtil, émouvant.
Ah! Quel enchantement!
Quelle exquise folie!
Oh! Ne reverrons-nous jamais
Les lampions, les bouquets
Du Quatorze Juillet?

T'en souviens-tu?
Nous allions confondus,
Enlacés, la tête un peu grise,
Portés par le mouvement
D'une valse à trois temps,
Au son des instruments.
Des ouvriers,
Des gens biens du quartier,
Un spahi, et même une marquise,
Tout ça faisait, dans le bal,
Un grand peuple amical
Sous le ciel estival.

C'était le Quatorze Juillet,
Tous les bistros brillaient
De Belleville à Grenelle.
On buvait des coups de beaujolais,
D'Anjou ou de muscadet,
Les jolis noms français!
Une douce volupté
Allumait des clartés
Dans le regard des belles
Tandis que l'accordéon,
La basse et le piston
Jouaient la Madelon.
Et tous ces témoins du passé,
Beaux trésors amassés
Par des siècles de gloire:
Le Louvre où vécut le Roi,
Saint-Germain l'Auxerrois,
Grands seigneurs d'autrefois,
Quittaient leur manteau royal,
Pour se mêler au bal,
Gentiment, sans histoires,
Trinquaient avec leurs sujets
Et se réjouissaient
Du Quatorze Juillet!

Je vois encore,
Jetant leurs flèches d'or,
Éclater les feux d'artifice.
De la foule un cri montait
Et du ciel qui s'ouvrait
Il pleuvait des bouquets!
Tendre gaieté,
Soir de fraternité,
Tous amis, tous copains, tous complices,
Pour chanter et pour fêter
Dans ce beau soir d'été
Ton grand nom: Liberté!

C'était le Quatorze Juillet,
Coquelicots et bleuets,
Sur des épaules blanches.
Partout chantaient les trois couleurs
Et personne, en son cœur,
Ne pensait au malheur.
Hélas, le malheur a fondu
Sur ce peuple éperdu,
Ainsi qu'une avalanche.
Il ne restait, au matin,
Sur le triste jardin
Que des lampions éteints!
Un jour, nous les rallumerons
Ô Paris, beau fleuron
De l'humaine sagesse,
Nous avons besoin de toi,
De ton cœur, de ta voix,
De ton goût, de ta loi.
La raison nous reviendra,
Tu verras, ça ira!
Et alors, quelle ivresse!
Quand nous reverrons, bien français,
Refleurir les bouquets
Du Quatorze Juillet!

Comano, juillet 1942
© Fondation Jean Villard-Gilles