Introduction au texte de la chanson "La Mort du Silence"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Noël sous la neige, un peu mélancolique. On en oublie le diable et ses gens. Mais ils ne vont pas tarder à se rappeler à notre bon souvenir. Le 10 mai 1940, le diable sort de sa boîte et saute sur ses voisins de l'Ouest. Le 14, c'est la percée de Sedan. Panzers et stukas déferlent sur la France. Sirènes, bombes, mitraille – musique concrète avant la lettre – déchirent le long silence de la drôle de guerre. La guerre fraîche et joyeuse des grands Aryens blonds démarre en trombe.


LA MORT DU SILENCE

En été, loin de la démence
Des humains, de leurs vains propos,
Heureux qui goûte le silence
Et la paix de l'alpe là-haut,
Silence amical et lunaire
Tout plein d'obscurs enfantements,
Et seul ce bruit d'eau sur les pierres
Qu'on écoute le cœur battant.
Ainsi sur le balcon du monde
Je méditais, et Jupiter
S'allumait dans la nuit profonde
Quand un bruit traversa l'éther.
Ce fut un sifflement,
Puis un crachotement,
Suivi d'un miaulement
D'où sortit final'ment
Une voix de stentor
Qui attaqua à mort
Dans ce silence d'or,
L'air du toréador!
Le suivant à la piste,
J'arrive à l'improviste
Sur un group' de touristes
Amateurs sans-filistes
Munis d'un portatif
Réceptif agressif
Contre quoi il n'exist'
Aucun préservatif.
Je les traitais d' ballots,
Je crois mêm' de salauds.
Certes c'était idiot,
Car hélas, leur radio
Gueulait plus fort que moi.
Alors rempli d'effroi,
Je m'en fus tout pantois,
D'autant qu'un' autre voix
Lançait l'air favori
De la mèr' Ravioli,
Ma concierge en folie:
"L' café au lait au lit"
À tire-larigot
Et repris par l'écho
En duo, en trio,
La fin des haricots.

Une vache au raccard meugla.
Pensait-elle. ô bonne laitière:
Mon lait n'est pour rien dans l'affair'
Je n' bois pas de ce café-là!

Ah! Mesdames et messieurs, mes chers auditeurs, la radio, quelle admirable découverte et quelles couronnes n'eussiez-vous pas tressées à Branly, à Marconi, ces illustres savants, si les conséquences de leurs travaux ne nous apparaissaient pas aujourd'hui sous un jour plutôt douteux. Les savants sont naïfs comme les enfants. Un Chinois invente la poudre, hélas, et un Allemand la guerre totale. La découverte scientifique ressemble au jeu du boomerang… on jette le boomerang dans les étoiles, il décrit une magnifique ellipse et vous revient, sans crier gare, en pleine gueule!

C'est encore la foire. En voulez-vous-t'y de la salade? Pour tous les goûts. Chansons, sermons, symphonies, sketches, interviews, causeries, informations, comédie. En voilà huit, et comme pour les neuf Muses – ajoutez sonneries – sonnerie de clairon, la diane, la retraite, sonnerie de cloches (et voici les Trois Cloches!) et çonneries tout court, comme disait mon ami Edgar qui ne pouvait pas prononcer les K. Attention on va ouvrir le robinet. Tous à l'écoute, le robinet va s'ouvrir. Le robinet est ouvert!

A sept heures les nouvelles,
L'horloge de la Tour.
Conseil aux demoiselles.
Un p'tit solo d' tambour.
Conseil aux cuisinières,
La minut' de bon sens
De M'sieur Saint-Granier père,
Premier penseur de France.
"La Neuvième Symphonie"
Avec orchestre et chœurs.
Le quart d'heur' d'énergie,
Tréteau des amateurs.
Tricotons des layettes,
Par la tante Margot!
Voici des chansonnettes
À titre-larigot
Puis après "si, si, si",
Avec Tino Rossi,
Écoutez "no, no, no"
Avec Rossi Tino.
Le vol des z'hannetons,
Par le docteur Dubois.
La famille Duraton,
La famille Durambois.
Rugby. L'équipe anglaise
Contre France a foncé.
Mi-temps à seize heures treize:
Deux morts, vingt-huit blessés.
"Le Chien de l'Orpheline",
Un acte et des plus beaux
Sur la question canine
Par un' troup' de cabots.

Comm' la nuit vient après le jour,
Quand c'est fini, ça recommence…
Pris de verbale incontinence
Le robinet coule toujours.

Ceci n'est rien, m'sieurs dam's, un petit aperçu de nos programmes. Messieurs les fournisseurs, au travail! Creusez vos méninges, du nouveau, toujours du nouveau. À votre mission culturelle! Élevez le niveau intellectuel des masses. La radio à dose massive pour les masses. Un divertissement perpétuel pour tous. Allons, parlez, messieurs, ne laissez pas à vos auditeurs le temps de penser. D'ailleurs ils  ne savent plus. Une seule minute de silence et le monde s'écroule comme le toxicomane privé brusquement de son poison.

À sept heur's sonneries.
Voici le premier août,
Le toast à la Patrie.
M. Laval de Moscou.
Conférence à Genève.
Tardieu. Désarmement.
Écoutez: "C'est un Rêve"
Par l'Écho du Léman.
Conférence à Lausanne.
Où sont M. Briand
Et M. Stresemann?
Boncour est moins brillant.
Voici le tour de France,
L'arrivée à Nevers.
Trois petits airs de danse.
Congrès de Nuremberg.
Encor' des sonneries.
On s'agite à Berlin.
L'Autriche est envahie,
Ça va fair' du vilain.
Le temps est à la pluie
Mais M. Chamberlain
Ouvre son parapluie.
Et de Londres au Kremlin
Toute l'Europe est soûle
De belliqueux discours.
Déjà le tambour roule
Et c'est la fin du jour…
Plus rien, tout nous échappe,
Rien dans ce bruit de fer,
Rien que la voix du pape,
Dernier Pater noster.

Et voilà, on ne peut pas dire avec Hamlet: "le reste est silence". Car le reste est tout que silence. L'éther est rempli de cris, d'injures, de vociférations et de vomissements. Toutes les voix, sauf une, la seule qui pourtant nous serait nécessaire: la voix de la raison, la voix de la sagesse, la voix de l'amour, la voix de Dieu. Mais Dieu ne parlera jamais à la radio… à cause de la censure.

Si vous viviez, monsieur Branly,
Pour avoir tué le silence
Vous auriez comme récompense
"Votre café au lait au lit!"

Lausanne, 1943
© Fondation Jean Villard-Gilles