Introduction au texte de la chanson "À une Petite Fille de Chez Nous"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Allons! Allons! La mobilisation n'est pas la guerre. Nous n'en sommes pas là. D'abord, il y a la Ligne Maginot qui est infranchissable. C'est la vraie garantie de la paix. La preuve? Rien ne bouge. Le général Gamelin consacre ses loisirs à la lecture des philosophes. La troupe confiante joue à la belote dans les abris. La Wehrmacht, en face, lance des blagues et des chansons dans ses haut-parleurs. A peine de temps en temps un petit coup de main, chez l'ennemi, sans conséquence. C'est la drôle de guerre. Sûr que cela finira par un non-lieu!

En Suisse, que fait-on? On attend, comme les autres, l'arme au pied. Mais nous avons un général, un seul, qui n'est nommé que dans le cas d'une menace de guerre. Le nôtre s'appelle Henri Guisan. C'est un Vaudois. Il est simple, direct, près du peuple dont il maintiendra la cohésion, dans des circonstances difficiles. Il inspire confiance, une confiance que l'avenir justifiera.

En quelques jours, sa fermeté bonhomme lui vaudra une incroyable popularité. Son portrait va orner tous les foyers du pays jusqu'au plus humble.

En ce premier Noël sous les armes, les soldats reçoivent tous en cadeau, des enfants des écoles, un colis qui contient entre autres (l'idée est touchante) une lettre personnelle que chacun d'eux a écrite de sa main et… la photo du Général! C'est une petite fille du Valais qui s'adresse à moi. Je lui réponds par une chanson.


À UNE PETITE FILLE DE CHEZ NOUS

Jour de Noël! Jour d'espérance!
On est là quatre cents gaillards,
Officiers, soldats, en silence,
Perdus en Suisse, quelque part.
On pense, en ce jour de décembre,
À des visages familiers,
Près du feu qui réchauff' nos membres.
Hier on a mis nos gros souliers,
Cette nuit, par la cheminée,
Le Pèr' Noël qu'est bon enfant
Avec ses vœux de bonne année
Nous a fait un beau p'tit présent.

Y avait des cigares
Pour les tirailleurs
Et pour le catarrhe
Un mouchoir d' couleur.
Chocolat en barre,
Pour les amateurs
Et, faveur plus rare
Mon Dieu, quel bonheur!
Y avait faut le dire,
Plaisir sans égal
Avec son sourire
Vraiment idéal,
Cela va sans dire
Mais c'était fatal,
Pour nous remonter l' moral,
La photo du Général!

Les quatre cents beaux militaires
Contemplaient d'un œil ahuri
Le joyeux cadeau que l'arrière
Offrait à ses soldats chéris.
Mais tout à coup parmi ces choses,
Voilà qu'on découvre en chemin,
Comme fleurirait une rose,
Une lettre écrite à la main.
Ce sont, ravissante surprise,
Les enfants de notre pays,
Qui d'un cœur tout simple nous disent:
Bonjour soldats, on est amis!

Quelque chos' nous serre,
Une espèc' d'émoi,
Y en a qui sont pères,
Y en a qui l' sont pas,
Mais tendre mystère,
Ce soir-là, y a pas,
Avions tous, mes frères,
Des cœurs de papas.
Bien que sous les armes,
Et d'un dur métal
On essuie un' larme,
Ça fait un peu mal,
Mais c'est plein de charme,
Et pour le moral,
Presque aussi bon, c'est fatal,
Qu' la photo du Général!

C'est pourtant bien vrai, sans histoires,
Pour nous soldats, Noël trente-neuf,
Ce sera, dans tout's nos mémoires.
Ce salut d'un p'tit cœur tout neuf.
Le mien s'appelle Marie-Thérèse,
De Saint-Jean au Val d'Anniviers,
Un joli nom, ne vous déplaise,
Pour le livre de l'amitié,
C'est pourquoi ce soir, de Lausanne,
Je jette au vent cette chanson,
Pour ma petite Valaisanne,
En lui demandant sans façon:

Pour fleurir ma vie
En blanc et en noir,
Ma petite Marie,
Je voudrais avoir
Ta photographie,
Voilà mon espoir.
Promis ma chérie?
Envoie-là ce soir!
En ce temps d'misère,
Ce siècle brutal
Quand le diable en guerre
Mène triste bal,
Ta jeunesse claire
Ne fera pas mal,
Ô petit front virginal,
À côté du Général!

Lausanne, Noël 1939
© Fondation Jean Villard-Gilles