Introduction au texte de la chanson "Marche aux Frontières"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Conclusion optimiste (ndlr: au texte de "La Bourrée du Diable"), mais prématurée, car le diable en est encore à faire ses gammes. Il s'exerce. Il entraîne, au vu et au su des démocraties qui font l'autruche, ses légions casquées et bottées.

Mais au début de septembre 1939, il tente un premier essai qui réussit. Ce n'est encore qu'un coup de griffe, mais meurtrier. La Pologne en est la pitoyable victime, sous l'œil ahuri des démocraties qui se sont mises à l'abri sous le parapluie de coton de M. Chamberlain.

Stupeur un peu gênée. On mobilise. La Suisse aussi mobilise. C'est mon pays. J'y suis justement en vacances, sur les sentiers valaisans, après avoir quitté Paris vaguement inquiet qui ne veut pas croire à la guerre.


MARCHE AUX FRONTIÈRES

En revenant de la grand'ville,
En revenant du cher Paris,
Dans son petit canton tranquille,
Le Vaudois de Paris sourit,
Sourit au lac, sourit aux vignes,
Sourit au ciel… sourit à tout.
Les choses d'en bas lui font signe,
Cell's d'en haut lui font signe itou.
Quelle invisible main vous jette
À travers le ciel ravissant,
Ô bouquet de blanches mouettes,
Qui vous effeuillez dans le vent?
Et les moineaux acharnés sur les grappes,
Les étourneaux, fléau du vigneron.
On tend des pièg's et l'on vous tend des trappes:
Vous en foutez comm' d'un' pièce de vingt ronds.
Allons! Marchons!
Bonjour coteaux, bonjour rivages!
Bonjour pêcheurs, bonjour petits poissons!
Nous avons fait un beau voyage,
Et nous poussons pour vous notre chanson.
Le chaud soleil teinte
Notre raisin doux.
Ô la jolie pinte,
Allons boir' un coup!
Tout doux!

Hardi! La route de déroule
Au p'tit bonheur, en zigzaguant,
C'est pas possible, ell' doit êtr' soûle
Elle aussi à caus' du p'tit blanc!
Salut Savoyards, gens d'en face,
Bons amis qui vivez là-bas;
On pens' à vous, mais qu'est-c' qui s'passe?
La cloche sonn', le tambour bat!
Cré nom de nom, on mobilise:
Le notair' saut' sur son flingot,
Le pasteur lâche son église,
Le boucher laiss' tomber l'gigot;
Le vigneron là-haut dans son cépage,
Il dégringole à grands pas le coteau,
On voit bouger tous les gens du village,
Et le pêcheur rappliqu' sur son bateau,
Oh, oh! Oh, oh!
Adieu vacanc's, adieu balades…
Vers l'arsenal, on caval' comm' des fous!
Le monde, hélas, est bien malade,
Les créanciers peuv'nt courir, on s'en fout!
Le soleil se cache,
Les cœurs sont dépris,
Fini, plus d'attaches,
Et le ciel est gris,
Tout gris!

Nous voilà soldats, militaires,
Arme à l'épaule et sac au dos:
Aristos, bourgeois, prolétaires,
Défilant parmi les badauds.
On nous salue, on nous acclame!
Y en a déjà qu'ont mal aux pieds.
Le p'tit Brunet maudit sa dame
Qu'est partie avec un pompier.
Le capitaine a fière allure
Avec son ventre rondouillard;
L'grand David a l'air d'un' berclure
Et l'gros Chollet d'un paquet d'lard!
Territoriaux, vieux briscards à bretelles,
Pèr's de famill' dotés d'un p'tit bedon,
On a plein l'dos des bidons, des gamelles,
On a plein l'dos des gamell's, des bidons!
Cré nom de nom!
On est vernis, la vie est moche,
Déjà deux guerr's mon vieux, c'est chouett' comm' tout!
Un'deux!... un'deux! Si on s'accroche,
Ce coup-ci, dame!... on ira jusqu'au bout!
Car on en a marre
De vivr' sans espoir
Entre la bagarre,
La mouise et l'grand soir
Tout noir.

Oui! Jusqu'au bout du dernier litre,
Oui! Jusqu'au bout du dernier pain,
Jusqu'au bout du dernier chapitre,
Jusqu'au bout du dernier copain!
Le ciel est noir, la terre est soûle!
Des bataillons, des régiments,
Des tanks et des camions qui roulent
Pour le caprice d'un dément!
Mais cette fois, chers camarades,
Si nous en revenons vivants,
On ne nous vendra plus d'salade
Ni d'bobards, ni de boniments!
On veut un monde où la vie soit possible,
On veut pouvoir élever ses enfants
Sans s'répéter qu'ils serviront de cible
À des canons quand ils auront vingt ans!
Et ra-ta-plan!
Pas vrai, Jean-Louis? Pas vrai, Gustave?
Pas vrai, les gars? La Suisse au premier jour
Fit des héros, jamais d'esclaves!
N'oublions pas, quand viendra notre tour,
Que sur cette terre
Le bien, le meilleur
C'est ce que nos pères
Gardaient dans leur cœur:
L'Honneur!

Lausanne, 10 octobre 1939
© Fondation Jean Villard-Gilles