Introduction au texte de la chanson "La Bourrée du Diable"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

La joie, hélas! fut de courte durée (ndlr à l'avènement du Front Populaire en France en 1936). 1937-1938, fini déjà le temps des illusions. Flux et reflux de l'opinion, la droite la plus stupide du monde (comme le dira plus tard Guy Mollet) a repris le pouvoir des mains d'une gauche victime de ses divisions. Ailleurs, les régimes totalitaires se consolident. Hitler, Franco, Salazar, Mussolini, Dollfuss sont les maîtres tout-puissants de leurs peuples décervelés par la propagande et la terreur. Toute opposition est écrasée dans l'œuf. Les camps de concentration prolifèrent. Bientôt des millions d'innocents, réduits d'abord à l'état de larves, y périront d'une mort sans nom. Viol des âmes, racisme, sadisme, mépris de l'homme et de la culture élevés à la hauteur d'un dogme, grâce à l'aide toujours payant de l'anticommunisme, tel est l'Ordre nouveau qui, six années durant, va plonger les trois quarts du monde dans la honte, la misère et le désespoir.

Oui! le diable existe. Depuis Hitler, j'y crois. Son souffle brûlant a passé sur la face des hommes. On trouve partout encore les traces de son passage. Henri-Georges Clouzot et moi, qui en cette année 1938 travaillons ensemble, nous lui consacrons une petite chanson.

 

LA BOURRÉE DU DIABLE

Un soir d'hiver, Satan, dans sa carrée,
Dit à sa femm': "Bobonn' j'deviens gâteux.
Les hommes m'inquiètent, faut que j'fass' ma tournée.
Passe-moi ma fourch', mes deux corn's et ma queue."
Puis, allumant son poil lumineux,
Il s'mit à ch'val sur son balai de feu.
Sa femme lui dit: "Adieu, Lucifer,
Couvre-toi bien, veille aux courants d'air!"

Lucifer! Astaroth! Belzébuth et Satan!
Ouragan! Giboulées! Froid d'canard! Quel sal' temps!
Alleluia! Alleluia!

Entre à Paris par la Port' d'Italie,
Dans un tripot va jouer au poker.
Sûr de gagner grâce à ses tricheries,
Jusqu'au matin, il joue un jeu d'Enfer.
Mais peine perdue: un vieux maquignon
Te l'a refait de tout son pognon.
"Qui qu' c'est c' gars-là?" fait l' diabl' dans les transes.
L' gérant lui répond: "L' ministr' des Finances!"

Lucifer! Astaroth! Patati, patata,
pour la triche, le fortiche des fortiches, c'est l'Etat!
Alleluia! Alleluia!

Alors Satan, avec son œil qui louche,
Jusqu'à Berlin sauta comme un seul homme.
Une foule immense y recevait le Duce
À grand fracas, dans le Stadtvelodrom!
L'homme en fureur gueulait – quel boucan! –
Mussolini roulait des yeux blancs.
Le diable, suant d'angoisse et d'effroi,
Dit "J'ai compris, je mets les bouts d' bois!"

Cal'çons noirs, cal'çons bruns! Autarcie, dictateurs!
Lucifer s'est enfui, terrifié, vert de peur.
Hochleluia! Hochleluia!

Puis en passant au-dessus de la Chine,
Comme il criait "Ah! malheur aux vaincus!"
Un' mitrailleuse (ah! la sacrée machine!)
Lui envoya tout' sa décharg' dans l' c…!
Il retomba en plein dans Nankin.
Un japonais l' traita d' sal' Pékin,
De vieux Chinois, de schnok et d'andouille,
Et d'un coup d' sabr' lui coupa les… cornes!
Aïe! Aïe! Aïe! Aïe! Aïe! Aïe! Que va dir' Proserpine
Quand ell' me reverra avec si mauvais' min'?
"Alleluia! Alleluia!"

Alors criant à Dieu son épouvante,
Le diable enfin fit son mea culpa.
"J'ai vu l'Enfer, dit-il, l'Enfer du Dante,
Mais c'est la terre!" et il se suicida!

Alleluia! Alleluia!

 

Paris, 1938
© Fondation Jean Villard-Gilles