LA FEMME DU MONDE

Cela tient, selon la saison
Du chevreau souple et du vison,
Et le soir du serpent à plumes.
C'est fait de neige et de corail,
D'un tas de ravissants détails;
Le dernier posé, tout s'allume!
Soleil? Frégate? Ça dépend
Du lieu, de l'air et du moment.
Mais à peine le phénomène
Paraît-il, chef d'œuvre mondain,
Qu'un' rival' murmur', min' de rien:
"Elle est fagotée comme un' reine,
La mèr' Machin!"

Refrain
Telle une abeille vagabonde,
Butinant le miel des galas,
Ell' poursuit son apostolat,
La femm' du monde!

Un apostolat épuisant,
Harassant, de tous les instants,
L'apostolat du savoir-vivre,
De l'éternell' cocktail-party,
Canapés, gâteaux assortis,
Des buffets où l'on voit revivre
Le très vieil instinct féodal
Qui fait pâmer Marie-Chantal,
Transformant barons, douairières,
Fleur de la civilisation,
Face à deux valets pleins d'onction,
En une meute carnassière
En pleine action!

Apostolat matrimonial:
Unit enfin Marie-Chantal,
Pour le meilleur et pour le pire,
À Gaëtan de Berre, dont
La fortune sera, dit-on,
De celles qu'un vain peuple admire,
Quand le père, artérioscléreux,
Aura rendu son âme à Dieu
Qui pour le meilleur fera vite!
Pour le pire – un léger sursis –
Le bridge offrira, Dieu merci!
De quoi fair' bouillir la marmite.
Mais quel souci!

Refrain
Telle une abeille vagabonde,
Butinant le miel des galas,
Ell' poursuit son apostolat,
La femm' du monde!

Amusante, avec distinction
Ell' jett' dans la conversation
Des formul's qui font ses délices.
Elle dit encore: C'est sensass!
Chèr' vieill' chose, allons prendre un glass!
Je vous f'rai connaître un berger suisse
Beau, dit Cocteau, comme un grand cri,
Qui fera courir tout Paris!
Avez-vous lu cett' chose immense
De Simone Weil, concernant Dieu?
C'est du Pascal, en beaucoup mieux!
Ça va très loin dans la souffrance.
C'est délicieux!

Elle a vibré avec Maurras
Au temps des écuries d'Augias:
Front popu dans une Franc' pourrie.
Mais ayant rencontré Thorez,
Cett' fausse épée de Damoclès
Suspendue sur la bourgeoisie,
Ell' faillit s'inscrire au Parti
À caus' d'un p'tit gars bien bâti
Qui ressemblait à Bonaparte;
Un pur, un dur, plombier-zingueur
Dans un garni rue Gît-le-Cœur,
Un gars qui lui filait des tartes!
Très courte erreur!

Refrain
Telle une abeille vagabonde,
Butinant le miel des galas,
Ell' poursuit son apostolat,
La femm' du monde!

Erreur qu'un cadeau d'un grand prix
Corrigea. Maint'nant c'est fini.
Ell' se passionn' pour la peinture.
Ell' défend l'art figuratif
Dont les portraits pris sur le vif
Sont parfois plus vrais que nature:
"Picasso? Mais c'est dépassé!"
Dit cet apôtre du passé
Que le présent démoralise.
Ell' soutient, non sans frais, pourtant,
Un jeune abstrait, Port' d'Orléans,
Qui, dans sa main, se concrétise
Fort heureus'ment!

Vernissag's, premièr's, cent fois l'an,
On se retrouv' déambulant
Avec les p'tits cousins qu'on snobe.
Cocktails, dîners, gens et propos,
Rien ne change, sauf les chapeaux,
Les dadas bien sûr… et les robes.
La femm' du mond' mène en ce jeu
La politiqu' de Richelieu
Pour sauver ce très vieux mélange
De goût, d'esprit, de vanité,
De vach'rie et d' puérilité,
Avec ses têt's de rechange,
Qu'on appell' la bonne société!

Refrain
Peut-être, abeille vagabonde,
Goûteras-tu dans l'Au-Delà
Au miel de l'éternel gala
Où le bon Dieu te recevra
En homm' du monde!

 

Forio d'Ischia, août 1957
© Fondation Jean Villard-Gilles