1918
Il y a cent ans, Jean Villard, alors âgé de 23 ans et pas encore Gilles, compose ce poème à Montreux. Il en dira lui-même: "Un peu long. Il faudra apprendre l'économie, la concision. Cela viendra plus tard à l'école de la chanson".

 

AVERSE PRINTANIÈRE

J'écoute: il pleut. La gouttière se gargarise.
Le facteur qui s'en va a mis sa pèlerine.
Aux marronniers tout neufs les douces feuilles luisent
Et le jardin public longuement dégouline.

Le cheval du boucher patauge dans les flaques;
Son maître cramoisi que le galop secoue,
Abrite sa beauté puissante d'un vieux sac,
Et le char dans la boue s'ébroue à toutes roues.

C'est le printemps! Armé d'un vague parapluie,
J'erre alangui par les trottoirs torrentiels.
Un vrai merle module au loin des mélodies
Et mon âme est de miel sous le ciel qui ruisselle.

Des bourgeons étonnés sourient dans les branches,
Cœurs un moment secrets où pointent des tendresses.
Une femme en un doux balancement de hanches
S'en va, sous mon regard plein de chaudes caresses.

O vase de parfums! O ravissant visage!
Petit lac printanier où mon âme chavire.
Je veux nager, la chair brûlante, en ton sillage,
Jusqu'au port inconnu où tu vas, beau navire!

Belle, viens avec moi et dépose au vestiaire
Avec ce water-proof, qui semble une cuirasse,
Tous les vains préjugés qu'ont amassés nos pères
Et soyons deux amants ingénus, non sans grâce.

Alors, dans l'émoi blanc des dentelles, des linges,
Entre le rougeoiement des roses odorantes,
Je t'abandonnerai mes muscles, mes méninges,
Mon âme si tu veux, problématique amante.

Ainsi je vais, avec mon rêve par les rues,
Que jalonnent de braves agents de police.
Je vais tandis qu'au ciel que boursouflent les nues
Une brise amoureuse glisse avec délices.

Un nuage s'écarte, un peu. Sur la grisaille
Des jardins ruisselants, une lueur éclate,
Et le chœur, aussitôt, des volatiles piaille,
Et le jardin se pâme et devient écarlate.

Le soleil a jeté son or dans l'automate,
Et tout se met en branle et moi-même je chante.
C'est épatant! Là-haut la trouée s'épate,
Et la lumière croule en gerbes rayonnantes.

Ce soir je penserai peut-être à d'autres choses,
Et je me vautrerai dans des métaphysiques,
Mais j'oublie à présent les effets et les causes,
Je sens se réveiller en moi le faune antique.

La dame qui s'en va, la dame de mon âme,
La demoiselle élue, d'un geste plein de grâce,
Jaillit du water-proof inutile et se pâme
Et moi, la chair en feu, je la suis à la trace.

Ha! C'est le cri païen de ma chair qui bouleverse
La ronde impétueuse et rouge des atomes.
L'aiguillon du désir me pique et me transperce.
Ha! Je me sens un faune! Ha! Je me sens un homme!

Mon sang bout! J'ai du feu dans la peau! Je halète!
Je vais bondir!... mais non! La raison me rappelle
Qu'un vrai monsieur ne doit jamais faire la bête,
Et les règles de la morale officielle.

Non! Passe ton chemin, jeune femme adorable,
Les faunes n'ont jamais porté de parapluies,
Je suis un gentleman. Ce printemps qui m'accable
De ses traits enflammés, que peut-il mon amie,
Contre mes préjugés, contre mon parapluie,
Il m'a coûté, je crois, cinq ou six francs cinquante.
Pour me punir je penserai à ma patrie,
Là! C'est fini! Je suis calmé. Va-t-en, bacchante!

J'écoute. Il fait joli. La gouttière s'est tue.
Le facteur a quitté sa longue pèlerine.
C'est plein de gens heureux, tout à coup, dans les rues.
Sous le soleil vainqueur les faces s'illuminent.

C'est le printemps! Des pavés monte une buée.
Des gens ont arboré leur neuf chapeau de paille.
Il fait chaud! Il fait bon! La ville enamourée
S'exprime en vapeurs d'eau sous le ciel qui défaille.

Je m'en vais. Je m'en vais. Je vais sous la tonnelle,
Absorber des boissons plus ou moins naturelles,
En songeant aux ennuis de la vie éternelle;
À cette trop irréprochable demoiselle,
Ô les sempiternelles ritournelles!

Montreux, mai 1918
© Fondation Jean Villard-Gilles