Dialogue entre l'homme Jean Villard et le poète Gilles à propos de la chanson "Les Trois Cloches"
In "Amicalement Vôtre" de Gilles, paru aux Éditions Pierre Marcel Favre à Lausanne en 1978

Gilles
(…) Le métier ne manque pas d'exégètes qui expliquent au bon public ce que le poète a voulu dire. Ils en savent sur ce point bien davantage que l'auteur lui-même. Tout commentaire de la part de son auteur me semble superflu, car l'œuvre répond elle-même à la question qu'elle pose: bien ou mal, ou en partie, au spectateur ou au lecteur d'en juger. D'ailleurs, l'œuvre, à peine exposée, échappe à son auteur qui n'en est plus le maître. Elle reste parfois sur le carreau, triste laissé pour compte. Parfois elle enchante un cercle d'amateurs. Il lui arrive aussi, c'est plus rare, de faire le tour du monde.
Jean
Les Trois Cloches!
Gilles
C'est vrai.
Jean
Un succès foudroyant mais, chose plus étonnante encore, un succès qui dure depuis…, depuis…
Gilles
…depuis 1940.
Jean
Peux-tu l'expliquer, bien que tu trouves superflu tout commentaire de l'auteur?
Gilles
Ici, c'est différent. Il y a si longtemps que j'ai composé cette chanson, qu'elle s'est détachée de moi et que je peux la considérer tout à fait objectivement. Sa réussite populaire, mondiale, tient à l'heureuse fusion d'un texte et d'une mélodie, racontant simplement une histoire simple qui est celle de la plupart des hommes, entre la naissance, le mariage et la mort. Trois moments essentiels de notre humaine condition, ponctués par le chant rituel des cloches. C'est tout.
Jean
Conclusion?
Gilles
C'est une vraie chanson, dans la tradition populaire, créée par la Radio suisse un soir de l'automne 39. Elle eut tout de suite un écho considérable et, dès la fin de la guerre, quand les frontières se rouvrirent, Edith Piaf et les Compagnons de la Chanson lui donnèrent des ailes qui l'emportèrent aux quatre coins de la planète, jusqu'à Ray Charles et à Nana Mouskouri. Fin de l'histoire.


LES TROIS CLOCHES

Village au fond de la vallée,
Comme égaré,
Presque ignoré,
Voici dans la nuit étoilée,
Qu'un nouveau-né
Nous est donné;
Jean-François Nicot il se nomme,
Il est joufflu, tendre et rosé.
A l'église, beau petit homme,
Demain tu seras baptisé.

Une cloche sonne, sonne,
Sa voix, d'échos en échos
Dit au nom de qui s'étonne:
C'est pour Jean-François Nicot!
C'est pour accueillir une âme,
Une fleur qui s'ouvre au jour;
A peine, à peine, une flamme
Encore faible qui réclame
Protection, tendresse, amour!

Village au fond de la vallée,
Loin des chemins,
Loin des humains,
Voici qu'après dix-neuf années,
Cœur en émoi,
Le Jean-François
Prend pour femme la douce Elise,
Blanche comme fleur de pommier.
Devant Dieu, dans la vieille église
Ce jour ils se sont mariés.

Tout's les cloches sonnent, sonnent!
Leurs voix d'échos en échos,
Merveilleusement couronnent
La noce à François Nicot.
"Un seul corps, une seule âme",
Dit le prêtre, "et pour toujours!
Soyez une pure flamme
Qui s'élève, qui proclame
La grandeur de votre amour!"

Village au fond de la vallée,
Des jours, des nuits,
Le temps a fui;
Voici dans la nuit étoilée,
Un cœur s'endort,
François est mort.
Car toute chair est comme l'herbe;
Elle est comme la fleur des champs:
Épis, fruits mûrs, bouquets et gerbes,
Hélas tout va se desséchant.

Une cloche sonne, sonne!
Elle chante dans le vent.
Obsédante et monotone,
Elle redit aux vivants:
"Ne tremblez pas, cœurs fidèles!
Dieu vous fera signe un jour.
Vous trouverez sous son aile,
Avec la vie éternelle,
L'éternité de l'amour!"

Lausanne, 1939
© Fondation Jean Villard-Gilles

 

A propos de la chanson "Les Trois Cloches"

Extrait de la lettre de M. G. Coutaz, directeur des Archives Cantonales Vaudoises du 28 janvier 1999:

La chanson "Les Trois Cloches" a été créée à Paris par Gilles et Julien qui l'ont chantée dans leur période parisienne 1933-1934. Ils l'ont rapidement sortie de leur répertoire, Gilles n'étant pas satisfait de sa composition. A l'époque, elle se chantait sur un air de tango; Gilles la transforma en air classique.

Gilles a ramené cette chanson dans ses valises, lorsqu'il est rentré en Suisse en 1939. La chanson fut entre autres interprétée par des artistes qui fréquentaient le Coup de Soleil, le célèbre cabaret lausannois, et Radio-Lausanne; Sylvanne Pagani et Marie-Louise Rochat, cantatrice.

En 1946, Gilles proposa cette chanson à Edith Piaf qui lui demandait une composition pour elle. Piaf la mit de suite à son tour de chant et triompha avec elle dans ses tournées aux Etats-Unis.

La chanson n'a rien à voir avec le (Jean) François Nicot, originaire d'Orléans, ni avec le village jurassien de Baume-les-Messieurs. Gilles ne connaissait ni l'un ni l'autre; c'est son inspiration de poète qui l'a guidé et ses paroles ne recoupent nullement des personnes ou des lieux.

La relation avec la région de Baume-les-Messieurs a déjà été évoquée dans des demandes à Gilles. Elle s'apparente à une légende… tenace.

Mme Villard est formelle là-dessus. Même si la chanson est universellement connue, et a été reprise par de nombreux chanteurs, il est à remarquer que Gilles l'a très rarement interprétée, jamais avec Edith et Albert Urfer; il l'a "remise" à d'autres.