Introduction au texte de la chanson "La Petite Gare du Péloponnèse"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Vacances en Grèce. Terre du ciel. Merveilleuses solitudes. Présence des dieux. Comment toucher à cette Grèce, notre mère, qui du vieil Homère à Kazantzakis a tout vu, tout compris, tout exprimé?
Renouveler la prière sur l'Acropole? Évoquer le cap Sounion et son temple, dernier refuge de l'Occident? Le théâtre d'Epidaure? L'Hermès de Praxitèle? Le mystère ensorcelant de la conque Delphique? Le stylo vous en tomberait des mains, celui du chansonnier surtout, qui tourne autour de la poésie pour tenter de lui dérober un peu de son feu. Alors, en très modeste offrande aux dieux de l'Olympe ou du Taygète qui hantent encore leur vieille patrie, ce coquillage fauve et bleu dont le cœur ne peut se détacher, il se résigne à leur refiler en douce ce simple croquis.

 

LA PETITE GARE DU PÉLOPONNÈSE

Baraque sang de bœuf, à l'ombre
De quelques grands eucalyptus.
Des voyageurs en petit nombre.
Loutra-Kyllini! Terminus!

Le train arrive. Il brinquebale
En sifflant gaiement les copains
Sur son chemin de pastorales
Qui ondule à travers les pins.

Il a choisi la voie étroite;
Sans hâte, il va tant bien que mal.
Nous, dans la chaleur un peu moite
Autour de l'ouzo matinal,

Nous contemplons la mer brillante
De soleil, sous le vent léger,
Qui chasse entre la côte et Zante
Ses jolis moutons sans berger.

Ah! Qu'on est bien! Que l'on se sent à l'aise
Dans ce café, si modeste, en plein air,
Petite gare du Péloponnèse
Entre le ciel, le feuillage et la mer!

Ombre verte et lumière blonde.
Quelques Grecs, de petites gens,
Le plus gentil peuple du monde,
Curieux, amical, obligeant.

On voit le garçon qui s'empresse
Chargé de chais's et verr's d'eau.
Simplicité enchanteresse
De ce pays, comme un cadeau,

Un don gratuit de la nature,
Où les dieux survivent toujours,
Ceux du foyer, de l'aventure,
De la jeunesse et de l'amour.

Nausicaa et sa nourrice
S'en vont à travers les roseaux
Pour accueillir le vieil Ulysse
Comme autrefois sauvé des eaux.

Ah! Qu'on est bien! Que l'on se sent à l'aise
Dans ce café, si modeste, en plein air,
Petite gare du Péloponnèse
Entre le ciel, le feuillage et la mer!

Ô solitude sans égale,
Ô beau silence traversé
Parfois, par le chant des cigales.
Le présent lié au passé

Par les mêmes jeux de lumière,
Par le même rythme un peu lent
Berçant la Grèce toute entière
Qui renaît après deux mille ans.

La petite locomotive
Elle-même, dans ce décor
- cheval de Troie à la dérive –
Semble surgir de l'âge d'or!

Le train. La gare. Un air de brousse.
"C'est le Far-West" dit un faquin.
"Si l'on veut, fait une voix douce,
Un Far-West… sans Américains!"

Ah! Qu'on est bien! Que l'on se sent à l'aise
Dans ce café, si modeste, en plein air,
Petite gare du Péloponnèse
Entre le ciel, le feuillage et la mer!

Ici, c'est le dernier refuge
De l'homme en ces temps aberrants
En attendant l'autre déluge
Que préparent les quatre Grands.

Ici, tout est mesure et grâce;
Sur les ailes de l'aquilon,
L'esprit monte à travers l'espace
En suivant le char d'Apollon.

Le train siffle. Adieu, bon voyage!
Nous restons. "Garçon! Deux ouzos
Avec des mézés! – c'est l'usage –
Efkaristo! Parakalo!"

Grèce, en rêvant sur ton épaule
Au creux de ton sein maternel,
J'oublie tout: mes soucis, de Gaulle,
Jusqu'au péché originel!

Ah! Qu'on est bien! Que l'on se sent à l'aise
Dans ce café, si modeste, en plein air,
Petite gare du Péloponnèse
Entre le ciel, le feuillage et la mer!

Loutra-Kyllini, juillet 1961
© Fondation Jean Villard-Gilles