Introduction au texte de la chanson "Adieu du Soldat"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Jean: Que disaient les bruits de la ville?

Gilles: Ils disaient la vie, bien sûr, la vie impatiente de jaillir à nouveau. Les morts vont vite. Rappelle-toi 14-18. Cette guerre meurtrière, imbécile, allait accoucher d'un Traité de Versailles qui contenait, dès sa naissance, une fois de plus les germes de la prochaine dernière. Mais dans l'ivresse de la paix recouvrée, qui pouvait l'imaginer? Paris renaissant, tout chaud encore d'une victoire, ô combien chèrement payée (1'500'000 morts), Paris s'ouvrait au monde, avide d'action créatrice. Ah! Ces années vingt! Découvertes, éclatement du jazz, retour en force des Ballets russes, renouveau de la peinture, explosion surréaliste, renaissance du théâtre avec Copeau et le Cartel des Quatre, musique, mode, chapelles, la Butte, Montparnasse, hauts lieux des affrontements d'idées, de théories, de destinées, autour desquelles, venus du monde entier, se pressaient écrivains, artistes, attirés par une Ville-Lumière redevenue la capitale des lettres et des arts.

Quelle richesse, quel foisonnement, que d'espoirs! Un élan général, chaotique, vers le progrès, le beau, la découverte, mais hélas aussi les affaires, ce monde trouble, cynique, générateur de scandales (des noms, des noms!) la mère Hanau, Kruger et ses allumettes, Stavisky, pêcheurs en eaux troubles, à l'instar de l'Amérique de la prohibition où se préparait dans un vaste bouillonnement de gangstérisme et d'affairisme aveugle le gigantesque krach des années trente.

Quelle époque! La Révolution d'octobre 1917 avait fait surgir une Russie nouvelle, vers laquelle les travailleurs tournaient de plus en plus leurs regards, comme vers une nouvelle patrie, cependant que deux voix discordantes de plus en plus fortes, en Italie et dans une Allemagne plongée dans le chaos, s'élevaient, rassemblant des groupes de plus en plus nombreux, littéralement fascinés par le fascisme et le national-socialisme, fondés sur l'orgueil national et le racisme, propres à séduire des masses qui n'avaient plus rien à perdre.

Confusion générale, en France, la République menacée par les forces de droite, derrière Maurras et l'Action française. Les émeutes du 6 et du 9 février et très vite, l'élan libérateur, non seulement de la classe ouvrière, mais aussi du peuple tout entier et l'explosion joyeuse et fraternelle du Front populaire.

Une bouffée d'air pur et d'espoir, mais un feu de paille. La guerre d'Espagne, les forces de l'Argent, l'impuissance de Léon Blum, apôtre de la paix et de la justice sociale, mais désarmé devant le laxisme des grandes démocraties; la médiocrité de ses successeurs, les divisions d'une nation dont les privilèges voyaient dans Hitler un sauveur providentiel, cependant que les travailleurs, déçus profondément, ne croyaient plus à une patrie , qui n'était plus la mère-patrie, et surtout le vide démographique causé par les pertes de la Première Guerre mondiale, tout cela explique, face à l'invasion nazie, l'effondrement de la France qui avait perdu la foi dans sa destinée.

Ainsi, vingt ans après la guerre des tranchées, le tocsin, ce 1er septembre 1939, allait nous arracher à cette torpeur dans laquelle les démocraties s'étaient enfoncées, mithridatisées par les éructations sauvages du César de Carnaval italien et du démiurge autrichien, schizophrènes devenus les maîtres du jeu.

Et nous voici de nouveau transformés en soldats-militaires. Adieu Paris, adieu ma jeunesse. L'Anschluss. Les Sudètes. Finie la protection du parapluie de Monsieur Chamberlain. La farce de Munich tourne au drame. Voici venir le temps des assassins. Fin du rêve. L'Arsenal de Morges va nous fournir gratuitement le complet gris-vert, coupe fédérale, les godasses à clous et l'assortiment des outils du chasseur-charcutier qui vont changer le plus pacifique des citoyens-soldats en une machine à tuer des plus efficaces. Il va falloir quitter tout ce qu'on aime.

ADIEU DU SOLDAT

Adieu, je pars. T'as vu l'affiche,
On mobilise. Faut tout lâcher.
Adieu mon cœur, adieu ma biche,
Encore un grand bonheur gâché.

J'ai mon fusil, j'ai mes cartouches.
Les godillots dans l' sac sont lourds.
J'aimais mieux ta joue et ta bouche,
Pourquoi me prend-on mes amours?

C'est la vie, ma chérie,
Ô mon bon front radieux.
Las, tu pleures. Voici l'heure,
Mon cœur, de se dire adieu.

Tu vois, sur le quai de la gare,
Que de couples sont déchirés,
Non, petit', c'est c' sacré cigare
Et sa fumée qui me font pleurer!

T'iras prier pour nous, mon ange.
Le bourreau meurtrit l'innocent.
On va vers d'affreuses vendanges
De chair, de jeunesse et de sang.

Triste vie, ma chérie,
Ô mon bon front soucieux.
Las, tu pleures. Voici l'heure,
Mon cœur, de se dire adieu.

Adieu, les copains me font signe,
Le train siffle, il faut nous quitter.
Ma femme, mon clocher, ma vigne
Que je voudrais vous emporter!

Et pourtant moi, j'ai de la chance
Puisque j'emporte ton amour.
Y'a des soldats sans espérance
Qui s'en vont tout seuls, le cœur lourd.

C'est la vie, ma chérie.
Nous étions heureux tous deux.
L'heure sonne. Eux, personne
Ne viendra leur dire adieu.

T'as pas oublié mes chemises
Dans mon sac, ni ma brosse à dents?
T'es bien sûre, alors une grosse bise
Qui nous tiendra chaud par-dedans.

Adieu petit'! le train démarre.
Sois sage, à quoi bon s'attrister?
Le passé largue ses amarres
Mais nous avons l'éternité.

C'est la vie, ma chérie.
Elle est dans les mains de Dieu.
Espérance, confiance.
Adieu, sois fidèle, adieu!

Lausanne, 1940
© Fondation Jean Villard-Gilles