LE PETIT CARROUSEL

Près du port où des petits navires
Dorment sous un beau ciel d'hiver,
Un air de valse me chavire
Et me tire vers le quai désert.
Le jour fond dans le crépuscule,
Je m'avance et soudain je vois
Un ravissant et minuscule
Manège de chevaux de bois

Tout seul, perdu, presque irréel
Que fais-tu, petit carrousel ?

J'emmène en tournant,
Au son des musiques,
Jouet poétique,
Des troupes d'enfants
Sur mes vieux chevaux,
Vois comme ils galopent,
À travers l'Europe,
Par monts et par vaux.
À travers la mer,
À travers le monde,
Je mène la ronde
Sur des jolis airs.
Temps chaud ou temps froid,
Qu'il vent' ou qu'il neige,
Je suis le manège
Des chevaux de bois.

Je sais que le monde en déroute
Roule à l'abîme, aveugle et sourd,
Mais, tu vois je poursuis ma route
En chantant des valses d'amour.
Sur mes coursiers fougueux j'emporte
Des mômes aux yeux éblouis,
Mon orgue leur ouvre la porte
Du tendre et merveilleux pays,

D'où nous vient le peuple irréel
Des cirques et des carrousels.

Je tourne toujours,
Jouet mécanique,
Au son nostalgique
Des valses d'amour.
De cet ange blond,
Je fais – quelle ivresse! –
Une vraie princesse
Au regard profond.
Sur les grands chemins,
C'est le jour de noces,
Roule, beau carrosse,
D'or et de carmin!
Fini le taudis,
Finie la misère,
Elle entre, légère,
Dans mon paradis.

Comme l'étoile et les planètes
Dansent leur ronde dans le ciel,
J'ai dérobé au ciel en fête
Un peu de son rythme éternel.
Le bon Dieu qui règle la marche
Des soleils et des astres d'or,
Dans sa barbe de patriarche,
Doit sourire à mon beau décor,

Bleu et rose, presque irréel,
Celui de tous les carrousels.

Et je tourne en rond
Sous la pâle lune,
C'est pas la fortune
Pour mon vieux patron.
Cinq sous par cinq sous.
"Passez la monnaie!",
C'est sa destinée,
Il joint les deux bouts.
Il règle tout seul
La machine et l'orgue,
Qu'il vente ou qu'il neige,
Mène le manège
Aux lumières d'or.

Je restai longtemps
Devant les quadriges,
Dans mon doux vertige,
Oubliant le temps.
Regardant virer,
Dans ce monde étrange,
Beaux comme des anges,
Des goss's inspirés.
Mais soudain, brutal,
Un chant se déchaîne,
Ce sont les sirènes,
Et leur cri fatal.
Le rêve emporté
Meurt dans les ténèbres,
Et voici, funèbre,
La réalité!


28 novembre 1940
© Fondation Jean Villard-Gilles