Introductions au texte de la chanson "À l'Enseigne de la Fille sans Cœur"
Tiré du recueil "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Enfin, ça y est! L'Atlantikwall s'est effondré. La Bête est allée crever dans son terrier de Berlin. La mer est libre et les ports ont retrouvé leur vrai visage. Les marins peuvent de nouveau s'abandonner, sans angoisse, à l'escale, au sourire du petit coup d' blanc et aux goualantes des accordéons.


Tiré du recueil "Amicalement Vôtre" de Gilles, paru aux Éditions Pierre-Marcel Favre à Lausanne en 1978

Un autre port. Un autre caboulot. D'autres gens. Bien sûr, il y a la cathédrale de Chartres, le temple de Bassae, l'Alhambra de Grenade, le Louvre, le Cervin, et bien d'autres merveilles, mais de ces hauteurs sublimes, je redescends volontiers toujours plein de gourmandise, vers ces lieux modestes, petits concentrés d'humanité avec, au fond, derrière le comptoir où le patron surveille son monde, l'étalage des flacons pour étancher toutes les soifs, sauf celles inextinguibles des ivrognes ou des désespérés. Fumées, le juke-box qui gueule, le buveur solitaire en quête d'absolu, un couple d'amoureux seuls au monde, le coin de la belote et puis, flamboyante, cette servante-maîtresse qui distribue, impassible au milieu des mâles sidérés par sa beauté, les élixirs porteurs de rêve et d'oubli, coup de blanc, coup de rouge, bières mousseuses, pastis et tord-boyaux:


À L'ENSEIGNE DE LA FILLE SANS CŒUR

Le soir est bleu. Le vent du larg'
Creuse la mer bien joliment;
Vers le port, montant à la charg',
Galopent ses escadrons blancs.
C'est un port, tout au bord du mond',
Dont les rues s'ouvr'nt sur l'infini,
Mais de là comm' la terre est ronde
On n' voit pas les Etats-Unis!

Tout le mond' s'en fout! Il y a du bonheur!
Y a un bar chez Rita la blonde,
Tout l' mond' s'en fout, y a du bonheur,
À l'enseign' de la Fill' sans cœur!
L'accordéon joue en majeur
Les refrains de ce vaste monde.
Y a Rita et ses accroch'-cœur
À l'enseign' de la Fill' sans cœur!

Dans ce p'tit bar (c'est là qu'ell' règne)
On voit flamber sa toison d'or.
Sa bouche est comme un fruit qui saign'
Mais on dit que son cœur est mort.
Pourtant, les gars sont là, tout drôl's,
Les p'tits, les durs, les malabars,
Qui entr'nt en roulant des épaul's
Y en a qui sont venus d' Dakar.

Y en a d'Anvers, y en a d'Honfleur,
Bourlinguant parfois jusqu'au Pôle,
Ils la regard'nt, c'est tout leur bonheur,
Mais pas un n' connaît ses faveurs.
L'accordéon joue en majeur
Tous les airs, les tristes, les drôles,
Y a des gars qui jouent leur bonheur
À l'enseign' de la Fill' sans cœur.

L' patron connaissait la musiqu',
Il aimait le son des écus;
Il disait à sa fille uniq':
"Fuis l'amour, c'est du temps perdu!"
Mais un soir, la mer faisait rage,
On vit entrer un étranger
Aux beaux yeux d'azur sans nuag's.
C'est alors que tout a changé.

Il a r'gardé la fille sans cœur,
Elle était comme un ciel d'orage,
Quelqu'un a fait: "il y a un malheur!"
On entendait battre les cœurs.
L'accordéon joue en mineur
Un' chanson: "Dans le vent sauvage",
Y a un' fill' le visage en pleurs,
À l'enseign' de la Fill' sans cœur.

Il a dit: "C'est toi ma divine!"
Elle a dit: "Oui, je suis à toi!"
Elle a pleuré sur sa poitrine,
Il la serrait entre ses bras.
Les autr's alors, mélancoliqu's,
Sont partis avec un soupir.
Le vent chantait sur l'Atlantiqu'
Pour ce cœur qui venait d' s'ouvrir!

Ils ont filé vers leur bonheur.
Le patron dut fermer boutique.
On l'a vu boir' toutes ses liqueurs
À l'enseign' de la Fill' sans cœur.
Alors l'État, cet accapareur,
Qu'a jamais eu l' sens du comique,
A mis l' bureau du percepteur
À l'enseign' de la Fill' sans cœur!

Port Manech, juillet 1946
© Fondation Jean Villard-Gilles