Introduction au texte de la chanson "On Est Inquiet"
Tiré du recueil "Amicalement Vôtre" de Gilles, paru aux Éditions Pierre-Marcel Favre à Lausanne en 1978

Bataille d'Angleterre, victoire d'El Alamein, on oublie trop le rôle qu'ont joué les Anglais dans cette résistance dont Churchill fut, avec son discours aux Communes, l'inspirateur. Il y avait eu aussi le discours du Général de Gaulle, le 18 juin. Puissance de la parole. Celle aussi de Franklin Roosevelt. Lanceur de graines, ils ont vu la graine fleurir.

Jean
Et nous, là-dedans, qu'est-ce qu'on fait, la victoire acquise ?
Gilles
On respire
Jean
Évidemment
Gilles
Mais en bons Vaudois, prudents, il faut le dire:


ON EST INQUIET

Lorsque la Paix, comme un tonnerre,
Éclata sur l'Europe entière,
De joie ce fut un beau tollé
"Hip! Hip! Hurrah! Ollé! Ollé!"
Monsieur Duflon avec sa dame
S' mit à lâcher ses oriflammes
Sur son balcon de Courvaloup,
En gueulant: "Y en a point comm' nous!"
"On les a eus!" disait Duflon
- au militaire, il est dragon –
"un sal' boulot, faut dir' c' qui est!
Et quand on pense à c' qui se passait,

On peut dir' qu'on était inquiet!"

Il but pour fêter la victoire
Et noir, entra dans la nuit noire.
Le lendemain, beaucoup d' Vaudois
Avaient un' sacrée gueul' de bois.
Aussi le réveil fut maussade.
Dès lors fini' la rigolade.
Sans guerre et sans communiqué!
Ça d'vient vraiment trop compliqué!
"On les a eus", pensait Duflon,
"mais cette paix ne sent pas bon!
La guerre au moins, ça existait!
Inquiet, on croyait qu'on l'était,

Ben, c'est maint'nant qu'on est inquiet.

Bien sûr cett' guerr' fut effroyable,
Mais pourtant en s' mettant à table
Deux fois par jour, grâce aux journaux,
On avait chaqu' fois du nouveau!
- Tu y crois au débarquement ?
- T'en fais pas pour les Allemands!
- Mais Roosevelt et Einsenhower ?
- Tout ça, c'est pas des militaires
C'est rien! C'est zéro! C'est du bluff!
Je crèv' de faim – j' vais t' cuire un œuf.
- C'était le bon temps! C'était parfait!
La guerr' nous manque – Oh! C'est pas gai!

On est inquiet! On est inquiet!

Ça bougeait. Pis on était neutre:
Un' bonn' pip', des pantoufles en feutre,
De son fauteuil, grâce au journal
On sautait à Guadalcanal.
- Encor' un' capital' détruite.
- Nom de D! les pomm's sont trop cuites.
C'était l' bon temps! – mais attention
Y avait aussi les restrictions.
Ben, aujourd'hui, tout est fini,
Plus d'Hitler, plus d' Mussolini.
Qu'est-c' qui va arriver après ?
- C'est pas rassurant, M'ame Ducret!

On est inquiet! On est inquiet!

Mais non! – Mais si!
Tout est à craindre.
On sent une angoiss' vous étreindre.
- Nous avons la paix!  - Justement,
C'est bien ça le plus inquiétant!
Savez-vous qu'on démobilise ?
L' général fait sa valise.
Y a plus qu' le colonel Hoguer
Qui joue encor' à la guéguerre.
Tout ça aux frais d' la République,
Car, malgré la bombe atomique
La P.A. joue avec notr' fric,
On pourrait pt' êtr' arrêter les frais.

On est inquiet! On est inquiet!


On sait que Moscou, qui nous guette,
- J'ai dû lire ça dans la Gazette –
Pour lutter contr' l'esprit d' Vichy
Veut annexer le port d'Ouchy.
Quant aux Américains, parole!
Comme ils sont à court de pétrole,
Ils veul'nt, pour les Etats-Unis,
Truster le pétrol' de Cuarny.
Malgré les efforts de Pétain,
La France est libre, c'est certain.
La liberté pour les Français
C'est un danger, à l'heur' qu'il est!

On est inquiet! On est inquiet!

Et chez nous, à gauch' les popistes.
À droit' c'est pir' y a les papistes.
Au centre, ça va pas mieux
On exig' des hommes du milieu!
Si les Français ont eu de Gaulle,
Nous autr's, on avait Pilet-Gole,
On a laissé tomber, sal'ment
Ce champion de l'alignement…
Quant à not' chèr' neutralité,
Avec qui peut-elle lutter,
Puisqu'un des partis s'est défait ?
De quoi elle a l'air désormais ?

On est inquiet! On est inquiet!

Enfin, Monsieur Duflon décroche,
"On était mieux au temps des boches!"
Tout en s' tapant du saucisson
Et du p'tit blanc sans plus d' façons!
Ce pays de Vaudois prospères,
Est plein de ces figur's amères
Qui comblées d'un calme bonheur,
Remâchent d'obscures rancœurs.
J'en connais plus d'un par ici
Qui se fabrique des soucis,
Toujours absurdes, Dieu merci
Viv' l'amour et le vin clairet!
Les inquiets, foutez-nous la paix!

Comano, août 1945
© Fondation Jean Villard-Gilles