GILLES, À SES AMIS 

En souvenir de la soirée réunissant à Cully, le dimanche 23 juin 1946, Gilles et ses amis, à l'occasion de sa nomination au grade de Chevalier de la Légion d'Honneur.

 

Mes Chers Amis,

Je ne vous répondrai pas ce soir sur le ton du chansonnier. Vous avoir réunis tous ou presque tous en cette circonstance est un miracle si surprenant qu'il me fait désirer de vous dire une bonne fois ces choses que la pudeur vaudoise nous empêche si souvent d'exprimer.

Il faut se rendre à l'évidence! Me voilà dans le plein midi de ma vie, à l'âge du démon. Avant de redescendre la pente, où je le rencontrerai peut-être, je veux m'arrêter un instant pour jouir – comme on dit – du point de vue.

Ce que je découvre à mes pieds, c'est d'abord un grand paysage d'amitié. Aussi loin que mon regard s'étende, je vois de l'amitié, celle qui allume dans la nuit ces petites lampes rassurantes qui font que l'on n'est plus seul dans ce monde, et que, même au plus fort de la tempête, on les voit qui brûlent, nous font signe et nous disent, sans phrases: "Courage! Nous sommes là, avec toi!"

Les premières se sont allumées dès ma plus tendre enfance. La pâte encore indécise du visage de ces trois petits Montreusiens qui montaient ensemble vers l'École Enfantine n'annonçait ni un juge cantonal, ni un conseiller national; à peine, peut-être, un chansonnier, car tous les enfants naissent chansonniers et ils inventent des chansons bien plus belles que les chansonniers professionnels; seulement la vie et le monde se hâtent de les étouffer dans leur gorge, car il faut – n'est-ce-pas – en faire des hommes sérieux.

Chez moi les chansons n'ont pas voulu mourir, et comme les hommes gardent la nostalgie de cette merveilleuse liberté propre à l'esprit d'enfance, mes amis, se conjurant, m'ont aidé à sauvegarder la mienne, m'ont encouragé à pousser ma chanson, écho, prolongement de leur propre musique intérieure.

C'était – voyez-vous – un trésor commun. Eux, ils avaient trop à faire, ils n'avaient plus le temps, alors ils me chargeaient d'entretenir la flamme, de garder le trésor, et quand il m'arrivait de me décourager, ils me disaient: "Ne nous lâche pas! Va de l'avant! Chante!".

Nous étions trois. Une petite vague sur la mer. Elle a grandi. On vit alors cette bande d'inséparables, aux chapeaux extravagants, qui vidaient les flacons arrachés avec des ruses de Sioux aux caves paternelles, scandalisaient les bourgeois et se lançaient avec ardeur dans la prospection du monde. Il vint un temps où nous nous mîmes tous sur la même fille, pour voir comme c'était fait, mais ça alors ça devenait dangereux pour l'amitié.

Par bonheur, la nôtre était solide. Elle surmonta toutes les crises.

Et, depuis lors, même séparés par des frontières, rien n'a pu défaire ces liens que notre jeunesse avait si fortement noués. Rien. Pas même la mort, et les deux grands et chers garçons que vous savez, qui ont glissé si brusquement hors de ce monde, sont aussi vivants dans nos cœurs que s'ils étaient, ce soir, visibles parmi nous.

C'est ensemble découvrant le visage des choses, que nous avons appris les vertus de l'esprit d'équipe, de la solidarité, du désintéressement avec le mépris des conformismes. Et puis, cheminant d'étape en étape, nous avons su choisir en les reconnaissant au passage, d'autres amis, qui s'ajoutant, ont forgé cette grande et belle chaîne d'amitié; ceux des Belles-Lettres, ceux du 7, ceux du Vieux-Colombier, ceux de Bourgogne, ceux de Paris, et les derniers venus, tellement près de nous qu'ils semblent être là, depuis toujours; ceux de 39, quand nous portions nos chansons dans tout le premier Corps d'Armée; ceux, enfin, du Coup de Soleil. Et cela fait beaucoup d'amis et je me dis que j'ai bien de la chance d'en avoir tant et de cette qualité.

Naturellement paresseux, chaque fois que j'allais m'endormir dans la vie, c'est l'amitié qui venait à moi, comme une vague, me soulevait de mon lit et m'entraînait en avant. C'est elle qui me jeta dans l'Histoire du Soldat, c'est elle qui me poussa chez Copeau, c'est elle qui m'aida dans les moments difficiles – et pas seulement par de bonnes paroles…; c'est elle encore qui, au début de cette guerre, dans la passe la plus périlleuse de mon existence, m'accueillit, me réconforta et me donna la force de repartir. C'est elle aussi qui, découvrant Edith, lui fit signe, nous convainquit de faire équipe ensemble et nous accompagna dès lors, chaque jour, fidèlement, dans notre travail. C'est elle enfin qui lie à notre petit tréteau du Coup de Soleil tant de spectateurs fidèles, enthousiastes et reconnaissants.

Ainsi, quand je fais le compte de mes amis, je vois que le petit capital d'amitié de mon enfance est devenu une énorme fortune, et que moi, je suis devenu un énorme capitaliste, mais un capitaliste d'amitié et c'est une autre richesse que celle de ce pauvre Monsieur l'Agha Khan. Ainsi, comblé d'amitié, je puis regarder sans crainte cette pente derrière moi, cette pente devant moi, où la vigne mûrit, car voici le temps de la vendange.

Je voudrais presser dans mon pressoir des fruits dont vous aimiez toujours davantage la saveur: une saveur douce-amère comme la vie. Je voudrais en tirer un vin que vous avez plaisir à boire, car il n'est pas de plus grande joie pour un artiste, quand il a des amis de votre espèce, difficiles, exigeants sur la qualité, que de leur verser un breuvage digne de leur soif, capable de leur donner une haute et réconfortante ivresse, et dont ils puissent dire autour d'eux: "C'est du vrai, de l'authentique! Goûtez-le, vous ne le regretterez pas".

Voilà, chers amis. J'ai bâti ma maison, la charpente est posée, et ce petit ruban rouge que vous fêtez ce soir, c'est le bouquet qu'on plante au faîte du toit quand le gros œuvre est terminé, le temps de souffler, de se détendre un peu avant de faire le reste qui est le plus important. Car l'essentiel, ce sont pas les murs, mais l'homme qui est à l'intérieur, l'âme qu'on donne à un visage de pierre; l'essentiel, c'est la lampe avec sa petite flamme, amicale présence dans la nuit.

Chacun de nous a construit, à sa manière, sa maison. On ne peut pas se plaindre. On a fait ce qu'on a pu et de son mieux. Il y a eu des tempêtes, des maladies, des blessures, des épreuves de toutes sortes. Mais, tous tant que nous sommes, nous avons lutté victorieusement pour sauver dans un monde de robots notre dignité d'hommes.

Demain, après cette heureuse escale, nous reprendrons la route. Il y aura encore des passages difficiles; peut-être le seront-ils toujours plus, mais nous marcherons ensemble, parfois serrés, parfois égaillés comme des tirailleurs en campagne. Les uns s'attarderont, les autres iront de l'avant. Mais nul ne se perdra, cas nous lancerons des appels à travers l'espace. Une voix amicale nous répondra. Ainsi, on n'est pas seul, on sait que les amis sont là, à droite, à gauche, on peut marcher dans la lumière, dans la nuit. On n'a pas besoin de parler beaucoup. Celui qui chancelle, son voisin le relève. Et s'il tombe tout à fait, ayant atteint le bout de la route, les autres continueront à marcher, se retournant parfois pour voir brûler derrière eux sa petite lampe fidèle.

Voilà. Je n'ai plus rien à vous dire ce soir, sinon que je suis heureux parce que vous êtes là, et qu'il n'y a rien de plus doux au monde que l'amitié. Buvons! Attardons-nous encore un peu. On est bien. Il n'y a pas d'emmerdeurs. Merci mes amis. Je bois à notre amitié.

 

© Fondation Jean Villard-Gilles