LA JAVA DU MOLÉSON

Là-bas autour du vieux chalet
Où broutent vaches et génisses
Les armaillis font du p'tit lait
En jardinant dans les narcisses
Tout en préparant, c'est fatal,
Le fameux gruyèr' d'Emmental.
Ils dansent, le soir venu,
Bras et genoux nus,
Sur un air connu:
La Java des Colombettes
Auprès du feu qui rougeoie
Au son de la clarinette
Dans le haut pays fribourgeois.

C'est Köbi, l'étrange berger,
Qui l'a ramenée de Paname
Alors qu'il était ravagé
Par l'amour d'une superb' femme
Quand il trait ses vach's, le matin,
C'est à ell' qu'il pens', c'est certain!
Lorsqu'il est tout à fait noir,
Dans son désespoir,
Il danse le soir:
La Java des Colombettes
Qui fait chialer les modzons
En train de croûter sur l'herbette
Sur les pentes du Moléson.

Un soir, Köbi, les yeux cernés,
Au souvenir de sa maîtresse,
Quand ce fut l'heur' de gouverner,
Le fit en tel était d'ivresse,
Qu'il fit boir', confondant les pots,
Du vieux schnick à son grand troupeau.
Alors, autour du chalet,
Tout's les vach's à lait
Formèr'nt un ballet.
C'est la java fantastique
–  Quel spectacle hallucinant! –
De voir danser, en musique,
Un' java par des ruminants.

Attirés par l'étrange bruit
Des sonnaill's sonnant e cadence,
Les montagnards, toute la nuit,
Épouvantés, suivir'nt la danse
Mais à l'aub', affreus' conclusion,
Le troupeau de vach's qui rit,
Quel charivari!
Subitement périt!
Car hélas, les quelques heures
De cett' java sans répit,
Avaient transformé en beurre
Le lait qu'ell's portaient dans leurs pis.

Alors Köbi, fou de douleur,
Hurla, s'arrachant les moustaches,
"Avec cett' java de malheur
J'ai apporté la mort aux vaches!"
Mais l' taureau qu'avait survécu
Lui planta ses deux corn's dans l' c…!
Et la voix du Moléson,
Suprêm' oraison,
Dit avec raison:
La moral' de cett' affaire
C'est qu'on doit s' garder longtemps
De fair' danser la Gruyère
Sur des airs de Ménilmontant!

1941
© Fondation Jean Villard-Gilles