Introduction au texte de la chanson "Fraîche et Joyeuse"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Le retour un peu gêné des armées chargées de défendre les gros actionnaires du canal plonge les états-majors dans la consternation. Serait-ce la fin du casse-pipes, leur raison d'être et leur gagne-pain? La menace thermonucléaire va-t-elle imposer à l'homme une paix humiliante, émolliente, dévirilisante? On croit rêver. Quelle tristesse! On pense aux bonnes guerres d'autrefois, qui offraient aux chers petits soldats l'occasion de se transformer en héros et de se couvrir de médailles.

FRAÎCHE ET JOYEUSE

Tous les états-majors du monde
Regrettent leur bonheur perdu.
Sans guerre, hélas, ils se morfondent
Sauf les Français bien entendu.
Dix-sept ans qu'ils vont au cass'-pipes
Pour maint'nir un' bell' tradition;
Les grognards, Fanfan la Tulipe
Pour la joie rar' de faire équipe
Et par esprit d' contradiction!

Mais si la menace effroyable
De la bomb"grâce à l'opinion
Disparaissait, enfin, que diable!
Alors, rallumant les lampions,
Ces champions de la logistique
Pourraient se remettre à leurs plans,
Rêver d'opérations tactiques
Et de beaux replis stratégiques:
Ruse de guerre, évidemment!

Rêver de godillots, vareuses,
Casques, musettes, munitions
En préparant, fraîche et joyeuse,
Leur guerre de prédilection…
Avec d'abord l'envol sonore
De milliers d'avions réacteurs
Plus brillants que des météores
Dans une fête de phosphore
Et de feu purificateur!

En bas, la gente mitraillette,
Le lance-flammes chaleureux,
Escorteraient, fine et coquette,
La baïonnette au nom joyeux,
Et le clairon de Déroulède,
Enfourchant enfin son dada,
Pourrait lancer dans la pinède:
"Hardi les gars! La pente est raide.
Il faut monter là-haut, soldat!"

Le couteau tiendrait sa partie,
Petite flûte aux sons aigus,
Et lancerait sa mélodie
En de très piquants impromptus,
Tandis qu'un violon des plaintes,
Porté par l'orgue des canons,
Chanterait l'étrange complainte
Des mourants, dans la nuit enceinte
De cadavres et de bidons.

On ferait frapper des médailles
De toutes class's, en fer, en or,
Ériger, après les batailles,
De nouveaux monuments aux morts,
Au milieu des fleurs, des trompettes;
Et voici, toujours émouvant,
Monsieur le Ministre en jaquette
Apportant aux veuves muettes
Le salut du gouvernement!

Après cette guerre hygiénique,
Fraîche et joyeuse, sans un pli,
Saluons la paix si pratique
Pour monter de nouveaux conflits,
Avec clairon de Déroulède,
Drapeaux, discours, tout le barda,
Dans la steppe ou dans la pinède…
"Hardi les gars, la pente est raide.
Il faut monter là-haut, soldat!"

De tout ça, la bombe atomique
Nous garde peut-être à jamais.
Conclusion, conclusion logique,
Gardons-la pour avoir la paix.
Et si la paix tournait en guerre
Malgré ça, alors, mes enfants,
Vive la bombe égalitaire
Qui, faisant éclater la terre,
La renverrait dans le néant!

Voilà, messieurs, où nous en sommes!
N'es-tu donc, jeune humanité,
Malgré tout le génie des hommes,
Qu'un beau projet du ciel raté?
Mais tout n'est pas dit. L'espérance
Brille encore au fond de la nuit.
Et la vérité, patience,
Rompant un jour son lourd silence,
Sortira, tout' nue, de son puits!

Forio d'Ischia, août 1957
© Fondation Jean Villard-Gilles