Introduction au texte de la chanson "La Détente"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Les savants envisagent la conquête de la lune. Notre planète se rétrécit à vue d'œil. L'Europe politique se dessine. La guerre froide recule. On parte de détente.

C'est alors que le colonel Nasser décide de reprendre le canal de Suez à ses actionnaires qui protestent violemment. A leur appel, Anthony Eden et Guy Mollet, encore attardés dans les vieilles lunes de l'impérialisme et de l'amour-propre national, mobilisent leurs forces armées de terre et de mer qui cinglent noblement vers l'Égypte pour apprendre au colonel les bonnes manières dont la vieille Europe seule détient le secret.

Un froncement de sourcil de l'Oncle Sam et un grognement de l'ours moscovite stoppent brusquement la flotte édénique et les bandes molletières qui étaient sur le point d'aller se faire photographier au pied des Pyramides, d'où quarante et un siècles auraient pu les contempler. L'Europe, privée brusquement de carburants, va se retrouver pour de longs mois au Moyen Âge.


LA DÉTENTE

Tout allait bien! L'âme contente,
Les gens partout, dans l'univers,
Disaient: "ça y est!, c'est la détente,
Rentrons, messieurs, nos revolvers!"
Le mur d'argent avait des brèches.
On entrouvrait le rideau de fer,
Joukov invitait à la pêche
Son cher vieux pote Eisenhower.

Au cours des réceptions charmantes,
Les Anglais, pour plaire aux Français,
Offraient du Pineau des Charentes
Et des sandwiches aux œufs Mollet.
Le pape heureux faisait des bulles,
Adenauer s'bourrait d' caviar;
Mêm' Franco dans sa péninsule
Faisait risette au dieu Dollar.

Et d'Helsingfors à Alicante
Le bon peuple chantait en chœur:
"Allons enfants de la détente,
Ah! Quel plaisir! Ah! Quel bonheur!"

Près du Nil qui berça Moîse
Cependant, le jeune Nasser,
L'œil fixé sur la terr' promise,
Jouait avec son revolver.
Comme Hitler, souffrant, c'est notoire,
D'un calcul au Rhin, l'animal,
Nasser souffrait, inflammatoire,
Lui, de calculs dans le canal.

Allant et venant sous la tente,
Ne pouvant maîtriser ses nerfs,
En sirotant son thé de menthe,
Il rêvait d'un coup de poker.
Ce soir-là, un bal en musique
Charmait le monde occidental…
Quand le coup de feu fatidique
Retentit venant du canal:

C'était Nasser et sa pétoire,
Cadeau de Dulles son parrain,
Qui venait d'entrer dans l'Histoire
Par le canal, d'un pied marin.

Aux accents de la Marseillaise
Mollet chaussa ses gros souliers,
Et l'on vit la bell' flotte anglaise
À toutes pomp's appareiller.
Il y eut de fortes paroles:
Nasser menteur! Nasser voleur!
On but des cocktails au pétrole
Avant le grand baroud d'honneur.

Mais au moment psychologique,
Dulles, rappliquant au galop,
Avec la voix de l'Amérique,
Dit à Mollet: "Vas-y mollo!"
La tranquillité rétablie,
On put s' remettre avec passion
De Jordanie en Algérie
À l'oeuvr' de pacification.

Et de Vladivostok à Nantes
Le bon peuple chantait en chœur:
"Allons enfants de la détente,
Ah! Quel plaisir! Ah! Quel bonheur!"

Mais ce n'était qu'une accalmie,
Un mauvais vent soufflait de l'est.
Les Roug's pour saigner la Hongrie
Frappaient au cœur à Budapest.
Eden et Mollet, son compère,
Prêts à jouer les grands caïds,
Tout en criant: "A bas la guerre!"
Tombaient du ciel sur Port-Saïd!

Du mêm' coup dans leur course folle
Ils remettaient Nasser debout,
Coupaient la route du pétrole
Et foutaient l'Europ' dans les choux.
C'est le retour au Moyen Âge.
Ces messieurs, très contents ma foi,
Ont dit au micro, sans ambages:
"Nous ferons mieux la prochain' fois!"

Depuis, nous somm's dans l'épouvante.
Tous ces champions du revolver,
À trop peser sur la détente,
Ont foutu la détente en l'air.

Moralité déconcertante:
Il y a détente et détente!

Les Portes-en-Ré, août 1956
© Fondation Jean Villard-Gilles