Introduction au texte de la chanson "La haute conjoncture"
In "Chansons que tout cela" de Gilles, nouvelle édition augmentée, paru aux Éditions Rencontre à Lausanne en 1970

Tout devient possible, probable. La roue de l'histoire tourne à une vitesse de plus en plus grande. Énergie atomique, cybernétique, électronique ouvrent à l'humanité des perspectives vertigineuses. La réalité dépasse la fiction que la science rejoint. Chez nous, en Suisse, tout marche à merveille. C'est du délire. Un vrai miracle. C'est ce qu'on appelle avec distinction:

LA HAUTE CONJONCTURE

Quand après une longue absence
Un bon Vaudois rentre au pays,
Dès Vallorbe, au sortir de France,
Il commence à être ébahi.

Tout le surprend, le ton, la mine
De ses concitoyens, leur air
D'être bourrés de vitamines
Et d'avoir gagné au poker.

Au buffet, beure et confiture;
Il se renseigne en tartinant
Sur le pourquoi et le comment
De cette assurance hors nature.
On lui dit: "C'est présentement
La Haute Conjoncture".

Ce nom pompeux, apoplectique,
C'est la clef qui explique tout,
L'argent, le travail, la technique
Et l'orgueil: y en a point comm' nous.

Notre homme débarque à Lausanne!
Il ne reconnaît plus la cité.
Où est la belle paysanne
Qui faisait ses humanités?

Dans ce chaos de tubulures,
De panneaux, de grues, de ciment,
De bulldozers, de bâtiments?
C'est une énorme créature
Très riche avec beaucoup d'amants,
La Haute Conjoncture.

Elle a commencé sans trompette
Ni tambour, sous le nez des flics.
Dans un mouvement centripète
On a vu rappliquer le fric;

Lingots d'or et billets se planquent
Dans les coffres bien abrités
Par le fameux secret des banques.
Du fric sans nationalité.

A pied, à cheval, en voiture,
En avion, de partout, motus!
Il est arrivé, terminus!
Préparant des moissons futures,
Nunc fideles adoremus
La Haute Conjoncture.

Cet or magnifique, anonyme,
Plaçons-le, Messieurs, au prix fort
-    Salut! Salut! Glaciers sublimes! –
Et voici la ruée vers l'or.

Les affaires immobilières:
Fililombo – Zapinetti!
Prenons d'assaut la ville entière,
Avanti! Christo! Avanti!

Rois du frigo, du vide-ordures,
Maîtres et seigneurs des loyers
Dont ils accablent nos foyers,
C'est le bon peuple qu'ils pressurent:
Il faut bien quelqu'un pour payer
La Haute Conjoncture!

Pour payer ce luxe inutile,
Ce grand décor de vanité,
Ce matérialisme imbécile
Où l'esprit crève dégoûté.

On lui doit nos fausses richesses
Dans leur cellophane d'ennui.
A ce dieu Moloch sans noblesse
Nous sacrifions tout aujourd'hui:

Le meilleur de notre nature,
Notre très vieille honnêteté,
Notre amour de la liberté,
Du beau travail, de l'aventure,
Toutes les raisons d'exister
D'un peuple libre, en vérité,
Sans Haute Conjoncture!

Les Portes-en-Ré, août 1956
© Fondation Jean Villard-Gilles