Introduction au texte de la chanson "La Fanfare de Breganzona"
Tiré du recueil "Amicalement Vôtre" de Jean Villard, paru aux Éditions Pierre-Marcel Favre à Lausanne en 1978

(Ndlr: à la suite du texte "Le Männerchor de Steffisbourg", dialogue imaginaire entre Jean Villard et Gilles):

Gilles:
Attention! N'oublions pas nos frères tessinois sur ce joli coin d'Italie, enfoncé comme un couteau jusqu'au cœur de nos Alpes: terre encore romantique il n'y a pas si longtemps, ensoleillée, légère, amicale, hélas aujourd'hui de plus en plus envahie par nos voisins d'outre-Rhin, qui, en s'y fixant en trop grand nombre, en ont rompu le charme.

Jean:
Là aussi la spéculation immobilière a fait des ravages.

Gilles:
Qu'est-il devenu le "Grotto" luganais au-dessus de la gare, où nous allions pendant la guerre, arroser de Nostrano ces délicieux petits fromages mi-chèvre mi-vache que l'on écrasait sur un fond d'huile d'olive ? Dona Raquele, la patronne, avec son beau visage, un peu tragique, avait l'air de sortir tout droit d'un drame de Pirandello. Le patron, toujours surexcité, poursuivait de table en table un discours intarissable, porté par le flot d'une éloquence sans frein, à laquelle toutes les sociétés de la ville, tous les mariages et tous les enterrements importants avaient recours pour rehausser le niveau de leurs cérémonies. Il y avait des joueurs de boule impassibles, sérieux comme des papes et qui soudain, devant la moindre irrégularité de jeu, explosaient dans un feu d'artifice de ces jurons dont la langue italienne a le secret, mêlant dans la même réprobation, le sexe sous toutes ses formes, toute la hiérarchie céleste: Dieu le Père, la Madone, les Saints et les Prophètes, plus la hiérarchie ecclésiastique, du pape au dernier des sacristains.

Il y avait aussi, certains soirs, dominant le tumulte, un trio de cuivres, soutenu par une grosse caisse tenue par un gars dont l'enthousiasme l'emportait sur une technique défaillante et que suivait le regard sévère d'un personnage au profil d'empereur romain de la décadence, qui se tournait vers les dîneurs et, désignant cet étonnant ensemble instrumental détonant, proclamait d'une voix profonde et glorieuse: "miei allievi" (mes élèves). Chère fanfare jamais oubliée, j'ai voulu prolonger l'écho de tes performances dans une chanson, dont le titre évoque ton village d'origine.

 

LA FANFARE DE BREGANZONA

A Breganzona, nel Ticino,
Tout près de la Collina d'Oro
Y'a ouna fanfara, ma qué
Io lo dico, c'est pas du chiqué.

Sono quattro, quatre seulement
Ma ils connaissent leurs instruments
Chi sono tutti virtuosi,
Che sono stati bien choisis.

L'Armando fa una musica
Qu'el va più vit' que l'harmonica.
Le Giusepp', qui joue le baryton,
C'est le meilleur ténor du canton.

A l'hélicone, il Mario
Connaît seul'ment trois not's: sol, fa, do.
Ma Cristo, il les sait comm' il faut,
C'est quand il est saoul qu'il joue faux.

La gross' caiss' que c'est le plus zouli
La tient le fils Fumagalli!

Al piston, il joue comme un oiseau
-  Bello, gracioso, amoroso -
Ch'al fa cuicui et poi des yodels,
Comm' les piu bell's zouzells d'Appenzell.

Le baryton, c'est comme un canard:
Ch'al fa coin-coin, mais c'est du grand art!
L'hélicon, c'est un' voix de poitrin':
Qu'on dirait que c'est Chaliapin!

Mais un soir, au grotto Roncacio
Pendant qu'ils jouaient "sole mio"
Un' brune au piston dit, plein' d'émoi:
"Viens fair' marcher ton piston chez moi!"

Comm' il y avait beaucoup d' popolo,
Les autr's alors jouèrent en trio.
Mais la mélodie faisant défaut,
C'était un poco moins bello.

Ma qui réparait tout c' cafouillis
C'est la caiss' à Fumagalli!

La nuit descendait sur Lugano,
Giusepp' qu'avait trop bu d' Nostrano
Ne r'trouvait plus son pizzicatto:
Le trio n'était plus qu'un duo.

Mario a dit "Je vous demand' pardon
J'en ai assez de fair' l'hélicon!"
Il est parti, mais l' Fumagalli,
Tout seul, il a fait des soli.

Alors les filles et les garçons
Se sont mis à chanter des chansons.
Y' avait la luna, c'était zouli,
Avec le bruit clair des zoccolis.

Et quand vers minuit, je suis parti,
J'entendais encor', mais adouci,
Comme un brav' cœur battant dans la nuit
La gross' caiss' à Fumagalli.

Comano, août 1943
© Fondation Jean Villard-Gilles